Elle sourit devant le slogan de son paquet. « Fumer tue ». Oui, peut-être. Mais pas autant que l'amour. Elle s'est encore bien plantée, ce soir. Elle a déjà vu des animaux blessés, mais pas autant que Luc Graham. Ses patients le hantent, son passé le fait saigner. Écartelé dans une souffrance intérieure, pernicieuse.
Julie reste là, seule, avec toutes ses questions. La nuit s'annonce plutôt... blanche.
Elle se décide enfin à rallumer son portable, qu'elle avait éteint à l'arrivée de Luc. Il a peut-être appelé, sait- on jamais.
Un message... Son cœur se serre.
«Julie, c'est Martin à l'appareil. Martin Plumois... Euh, rappelle-moi quand tu veux. J'ai le résultat des analyses pour la couverture trouvée sur ton patient. C'est assez étonnant... À bientôt... »
Elle regarde sa montre. Presque minuit. Il a dit « quand tu veux ». Elle compose son numéro de téléphone en tirant une longue, longue taffe pleine de sensations. La cigarette retrouve soudain son bon goût de tabac brûlant au fond de sa gorge. Quatre mille produits chimiques, dont la plupart viennent se fixer aux globules rouges de son sang pour lui saboter l'intérieur. Mais ce que c'est bon !
On décroche.
— Martin ? C'est Julie à l'appareil. Je te dérange ?
Un silence.
— Euh... Julie, ah oui.
— Tu m'as bien dit de rappeler quand je voulais, dans ton message. Alors, tu as les résultats pour le patient avec la couverture ?
— Les résultats, oui. Mais je ne suis pas au labo et...
— Tu peux quand même m'expliquer ?
— Oui, oui, bien sûr. Euh... Excuse-moi, je commençais à m'endormir. Donc... le sang présent sur la couverture est différent de celui de la personne qui portait la couverture.
Julie se félicite intérieurement de son acharnement. Elle a bien fait de réclamer le test.
— Bon travail !
— Merci. Mais j'ai bien plus intéressant à t'annoncer.
— Je suis tout ouïe.
— Ton patient catatonique est de groupe O, rhésus Rh+, ce qui couvre plus d'un tiers de la population. Mais pour les taches de sang sur la couverture, c'est une toute autre histoire...
Julie le sent perturbé. Il semble peser ses mots, chercher le moyen d'expliquer au mieux.
— Comment dire ? Euh... Pour faire simple, les globules rouges portent deux molécules, appelées A, B et une troisième molécule particulière, le facteur H, résultant de l'action du gène h. Plus de 99,99 % des individus possèdent ce gène h. Et le sang sur la couverture appartient à quelqu'un des 0,01 % de la population qui ne le possède pas.
Julie arrive au niveau de l'accueil. Rien de plus triste qu'un magasin d'aire d'autoroute en pleine nuit. Elle s'approche de la machine à café et glisse une pièce dans la fente.
— Génial.
— Ces sujets très particuliers sont dits de groupe sanguin Bombay. Un groupe sanguin ultrarare, tu l'as compris, il ne concerne qu'un individu sur trois cent mille. Dans notre cas précis, la dénomination exacte est phénotype Bombay, car le groupe est OH. Il existe aussi des para Bombay, c'est-à-dire AH, BH, ABH, enfin bref... En général ça a à voir avec l'hérédité. Un mauvais gène chez les parents, qui n'a aucune incidence réelle directe sur la santé ou l'état mental. Juste une anomalie génétique invisible.
— Et donc, coup de bol, en fouinant, on pourrait retrouver cette personne de phénotype Bombay ?
— Effectivement, ça limite grandement les recherches. Les Bombay sont normalement clairement référencés par la banque du sang, car ils ne peuvent recevoir du sang que par les Bombay eux-mêmes. Ils
sont très sensibles aux transfusions. Bref, s'ils se blessent et que le sang coule, ils sont mal barrés.
— Tu vas pouvoir me fournir un listing ?
— Euh... Demain. Demain ou après-demain, ça te va ?
— Très bien. Tu me tiens au courant...
— Attends ! Ne raccroche pas, je n'ai pas fini. Parce que c'est maintenant que ça devient plus retors.
— Une bonne nouvelle encore ?
— Est-ce vraiment une bonne nouvelle ? On n'a pas trouvé que du sang sur la couverture. Il y avait aussi des cellules vaginales, pas mal de débris de muqueuse utérine.
Les longs sourcils blonds de l'assistante sociale se froncent. Elle se rappelle l'aspect noirâtre du sang, comme de la terre.
— Tu es en train de me dire que... qu'il pourrait s'agir de sang menstruel ?
— Ce n'est pas « il pourrait », c'est du sang menstruel. Il est très ancien, il date probablement de plusieurs mois ou de plusieurs années. Je t'épargne les détails techniques.
Julie peine à assimiler les informations, où tout au moins à faire le lien avec le catatonique ramassé sous l'abri de bus. Face au silence de la jeune femme, le laborantin reprend la parole.
— Voilà, je crois qu'on a fait le tour de ce qu'on pouvait tirer de cette couverture.
— Merci, merci beaucoup ! Et rappelle-moi vite pour le listing, OK ?
— Très bien.
Julie enfonce le portable dans sa poche, et écrase sa cigarette à peine fumée sur son talon.
De plus en plus, elle pressent que, demain matin, le catatonique aura des choses à raconter, à Luc Graham ainsi qu'à elle-même.
25.
De la lumière jaillit, en pleine figure. Abrasion de la cornée. Une douleur de griffe sur la rétine.
Alexandre se cache le visage trop tard, Vatroce brûlure le dévaste. Plusieurs lampes très puissantes, fixées au plafond, sont orientées dans sa direction. C'est la première fois qu'il peut observer son environnement. Ses vêtements. Il porte une fine combinaison noire, uniforme, juste à sa taille.
— Ne vous inquiétez pas pour vos affaires. Votre pyjama, vos sous-vêtements sont dans un endroit sec et propre. Je les ai même lavés.
La voix est à peine audible, sûrement masquée par un tissu. La silhouette se baisse et glisse quelque chose sur le sol. Avec les ampoules en pleine figure, impossible d'en deviner la taille, la corpulence.
— Tomates, soja, soixante-dix grammes de pommes de terre et une pomme. Une ration adaptée à vos quatre-vingt-dix kilos. Vous n'aurez pas beaucoup d'activité mais vous ne grossirez pas. Je vous ai aussi mis un litre d'eau avec du sirop d'amandes, et un sac de litière de chanvre, pour vos besoins. Comme vous l'avez compris, pour uriner, c'est au fond.
Alexandre se redresse et se rue contre Vacier. Ses genoux, ses articulations anesthésiées par le froid, le torturent. Sa gorge flambe. Il peut deviner, derrière les barreaux, des rawry irréguliers, ¿¿es voûtes, Je grosses pierres rectangulaires. Le tortionnaire reste invisible à cause du contre-jour.
— Vows me laisser sortir de ce trou à rats. Immédiatement.
— Nourrissez-vous d'abord, les pommes de terre sont encore chaudes. Vous m 'en direz des nouvelles.
— Je m'en tamponne de vos patates, je n 'ai pas faim ! Laissez-moi sortir ou vous allez le regretter !