— Très bien. Je reviendrai dans quelques jours.
Il s'éloigne sans éteindre. Quelques jours. Pas quelques heures, non, quelques jours ! Puis il dit finalement :
— Mangez maintenant. Ou je pars sur-le-champ et vous ne me reverrez plus qu 'au moment de votre déshydratation, quand votre corps ne sera plus qu'une vulgaire éponge asséchée.
Alexandre contient sa rage, ramasse sa gamelle - un tupperware rectangulaire -, sa bouteille, ses couverts. Carton, plastique, évidemment. Il engloutit la moitié de l'eau aromatisée à l'amande, avale ses légumes et céréales à grosses bouchées. Les pommes de terre fument encore, ça fait tellement de bien dans l'estomac, un peu de chaleur. L'assaisonnement est parfait, ce connard sait cuisiner.
— Eh bien, quel appétit, pour un individu qui prétend ne pas avoir faim. Après cinq jours d'enfermement, c'est normal.
— Cinq jours ? Mais comment...
— Pourquoi faut-il systématiquement que vous mentiez, tous ?
Alexandre s'étrangle avec un morceau de patate, il tousse longuement, ses yewx s 'emplissent de larmes.
—Qui... Qui ça, tous ?
Pas de réponse.
— Qui êtes-vous ? Et cette femme, à côté ?
L'ombre marque un silence, s'immobilise.
— F vous a parlé ?
De l'autre côté du mur, c'est la terreur qui s'exprime :
— Non, non. Je vous jure que je n 'ai pas parlé. Je n'ai rien dit. Rien du tout. Rien, rien. Il ment. Ce type ment, je n'ai jamais parlé. Jamais, jamais.
La respiration du tortionnaire devient bruyante. Un souffle animal.
— Je m'occuperai de F, en temps et en heure. Votre dessert, maintenant.
La voix a changé, elle est plus dure, plus autoritaire encore.
— Pourquoi vous me retenez ici ? demande Alexandre.
— Pourquoi je vous retiens ici ? Parce que le mal est en vous. Et que je vais l'extraire.
— Mais vous...
— Mangez !
Alexandre se résigne, il sait que la résistance mène à la punition. F... Cette fameuse F meurt de trouille. Pourquoi la nommer d'une lettre, sinon pour la déshumaniser ?
C'est peut-être le sens de son crâne rasé, de la combinaison : l'assimiler à un objet. Un clone sans matière, une forme dans une prison. Une lettre de l'alphabet.
D'autres idées lui traversent l'esprit sur l'identité de son geôlier : tueur en série, psychopathe, sadique. Collectionneur...
Soudain, un flash surgit, à nouveau. Puis le déclic d'un appareil photo.
— Arrêtez ! Pourquoi vous me photographiez ?
— J'aime bien prendre des photos de mes prisonniers.
Encore des flashes. Bouillonnant de rage, Alexandre se rassied, croque timidement dans son fruit. Une pomme un peu acide, à la peau très dure et épaisse, comme celles que cueillait sa mère dans son jardin, à Grasse. Pourquoi ces souvenirs perdus lui reviennent en tête maintenant ?
Il y a bien plus important à régler, pour l'heure. Ce qu 'on attend de lui.
On l'a pris en photo. Un pervers sexuel. Un sadique. Un dégénéré mental qui le retient depuis déjà cinq jours... L'a-t-il drogué, hydraté, alimenté tout ce temps ?
Alexandre se réfugie au fond, à huit mètres des lampes. Sa main gauche, plaquée en visière, le long de sa joue, le protège un moment de la lumière agressive. Il en profite pour observer l'environnement. La paroi du fond se compose de grosses pierres blanches et de quelques pierres noires qui constituent la voûte. Cela ressemble à une grotte. Face à lui, dans le mur, de grosses entailles, démesurées. Et puis, ce froid naturel... Les murs latéraux, eux, sont artificiels, travaillés de main d'homme, en vieilles briques poreuses. Il voit aussi les anneaux, au sol. Plafond à trois mètres, minimum. Aucune fenêtre, pas la moindre chance de s'échapper.
La voix s'adresse à lui de nouveau :
— Je vois que vous observez votre lieu de vie ? Vous êtes à douze mètres de profondeur, la température est de onze degrés, en été comme en hiver.
Alexandre pense que ses oreilles vont éclater. Chaque parole de ce malade lui transperce les tympans. Douze mètres de profondeur ! Comment va- t-on le retrouver ?
— Ces pierres noires, dans la craie, sont des silex, ils constituent à moins huit mètres une couche isolante qui empêche l'humidité de descendre. J'ai limé les résidus qui traînent encore à notre niveau, pour éviter que vous vous blessiez. Quant à la craie, c'est un matériau extraordinaire. En plus de sa solidité due à la pression exercée à cette profondeur, c'est un isolant phonique parfait, si bien que lorsque les Néo-Zélandais ont creusé ici, personne n 'a rien entendu. Bref, vous ne serez pas ennuyé par les bruits de l'extérieur.
Alexandre croit halluciner. Douze mètres sous terre, onze degrés, des Néo-Zélandais... Dans quel enfer le retient-on ?
— Laissez-moi sortir, espèce de fumier !
— Il y a une phrase intéressante sur la liberté : on ne sait pas ce qu'elle représente, tant qu'on ne l'a pas perdue.
— Allez vous faire foutre !
Un murmure :
— Vous avez une très jolie femme.
— Qu'est-ce... Qu'est-ce que vous avez dit ?
— C'est incroyable, tout de même. Depuis le début, vous centrez tout sur vous, votre minable petite existence. Mais avez-vous pensé une seule fois à votre femme Carine et à votre fils Théo ? Vous les croyez chez vous, n 'est-ce pas ? A votre recherche, peut-être ?
— Arrêtez !
— Sont-ils seulement encore en vie ? Et si vous les aviez perdus, définitivement ? Vous vous sentez plus fort que moi, vous allez vouloir résister. Bientôt, vous comprendrez que vous ne pouvez rien, la déchéance psychologique va commencer, quoi que vous fassiez. Et les péchés, les mensonges ressortiront. Vous les avez baisés, eux. Vous êtes passé au travers. Mais moi, vous ne me baiserez pas.
— Vous vous trompez de personne ! Je...
— Je me trompe de personne ? Vous voulez voir les photos ?