Il respire un grand coup et commence à lire l'ignoble article...
Un titre : « Le gendarme chauffard mis en examen mais libre ».
Puis le texte lui-même :
Le gendarme qui conduisait un véhicule ayant renversé et tué une fillette de douze ans, Amélie, lundi dernier à Nantes, a été mis en examen pour homicide involontaire aggravé puis remis en liberté sous contrôle judiciaire par le juge.
Le parquet avait requis le placement sous mandat de dépôt du gendarme, en soulignant « Vétendue du drame » et le fait que la nature de l'intervention sur laquelle il se déplaçait ne « rendait pas nécessaire de prendre des risques au préjudice des citoyens ».
La réquisition du parquet n'a pourtant pas été suivie.
Le gendarme a été mis en examen pour homicide involontaire aggravé. Le procureur avait cité deux circonstances aggravantes : « vitesse excessive et omission de marquer l'arrêt à un feu rouge ». L'inculpé risque une peine maximale de sept ans d 'emprisonnement.
Luc peine à trouver sa salive, il a l'impression d'avaler des graviers à chaque déglutition. Il lit, relit, feuillette, ne déniche nulle part le nom du gendarme. Parmi les piles de journaux, il regroupe les éditions de Ouest-France de 2004. Il en tient une, puis une autre, et une autre encore. Des dates qui coïncident à peu près pour suivre l'évolution de l'affaire.
L'édition du 4 mai, quatre jours plus tôt, le foudroie. Page trois. Un vélo broyé, sur le sol. La roue, qui semble encore tourner. Une voiture de flics, juste derrière. Des badauds. Pas de traces du gendarme, pas d'identité. Objectifs braqués sur la gamine. Ses passions, sa scolarité, sa jeunesse envolée. Volonté morbide des journalistes de remuer les ténèbres. Le sensationnel, ils aiment, Luc le sait mieux que quiconque.
Il se masse les tempes, se concentre sur sa tâche. Il saisit d'autres éditions, trouve le début, la suite, la fin du procès du gendarme catatonique. Toujours pas d'identité, toujours des : « Le gendarme mis en examen pour... »
Dernier journal de la série. Dernier article. Le verdict est tombé.
Relaxe.
Les parents de la gamine hurlent au scandale. On ne les entendra pas.
Dans l'alignement de son regard, une identité, enfin.
Pas celle du catatonique. Mais celle du père de la petite victime. Paul Blanchard. Un directeur de supermarché, qui habite un bled près de Nantes.
Blanchard, bon Dieu. Le nom révélé par Julie devant son plat de spaghettis. Les seules paroles prononcées par le catatonique...
Luc se précipite sur son ordinateur, ouvre un navigateur Internet, fouille dans les pages jaunes, blanches, trouve l'adresse de Blanchard, mais pas son numéro de téléphone. Il n'a sans doute pas de ligne fixe.
— Merde !
Luc n'a pas le choix. Il doit absolument s'assurer qu'il se trompe.
Car ce à quoi il pense est inimaginable.
Six cents bornes pour rejoindre Nantes. Six cents bornes pour décider s'il devra, ou pas, commettre les pires actes criminels. Abandonner un patient. Et en tuer un autre.
Tandis qu'il sort et disparaît dans la nuit, Dorothée, qui, à l'extérieur, était postée depuis un moment derrière une fenêtre à l'observer, se glisse vers l'arrière de la maison et tire la baie vitrée. On entre chez Luc comme dans un moulin.
« Qu'est-ce que tu caches, docteur Luc Graham ? se demande-t-elle. Qu'est-ce que tu mijotes en pleine nuit ? »
Trempée, elle s'approche des cartons. Elle se penche et soulève le journal relatant l'accident du gendarme. Un titre, une ville, des noms soulignés... Paul et Laurence Blanchard. La photo d'un type qui sourit, en sortant d'un tribunal. Elle ne le connaît pas.
La jeune femme fourre le nez dans les autres cartons. Encore des accidents.
« Qu'est-ce que tout ça a à voir avec ma sœur ? À quoi tu joues, Graham ? »
Les sourcils froncés, elle se baisse et récupère un autre papier. La photo d'une voiture broyée. La famille Graham, anéantie par un accident de la route...
« Alors c'est donc ça, cette solitude, ce drame qui t'entoure... Toutes ces obsessions, ces articles, comme les échos de ta propre histoire... »
Mal à l'aise, Dorothée remet tout en place et sort discrètement.
27.
Julie va et vient nerveusement dans le hall de l'hôpital Freyrat, un café à la main. Elle regarde sa montre. Presque 10 h 30. Son portable sonne.
— Allô!
Ton sec. Après une mauvaise nuit, elle n'est pas vraiment d'humeur. La journée risque d'être particulièrement chaotique et pénible.
— Bonjour, Julie, c'est Luc.
Julie sent une petite boule monter dans sa gorge.
— Bonjour.
— Je viens d'appeler Kaplan. On repousse le test au Rivotril à demain.
Julie perçoit le ronflement d'un moteur de voiture dans l'écouteur.
— Demain ? Mais pourquoi ?
— Un gros problème familial m'est tombé dessus dans la nuit.
— J'en suis désolée, mais vous auriez pu prévenir un peu plus tôt. Ça fait presque deux heures que je poireaute.
— Demain matin, d'accord ? Rien ne presse, de toute façon, le patient est parfaitement pris en charge. On le nourrit et l'hydrate sous perf. Kaplan va gérer.
— Personne d'autre ne peut faire le test ?
— C'est mon patient, Julie...
Elle serre les mâchoires.
— Très bien.
Un silence.
— Julie... Pour hier, je voulais m'excuser. Mais... C'est difficile pour moi.
— Qu'est-ce qui est si difficile ?
— C'est difficile, c'est tout... Faites bien attention à vous, Julie...
Il raccroche. Un peu amère, Julie remonte vers la chambre Ail, la voix de Luc encore dans la tête. « Faites bien attention à vous... »
Jérôme Kaplan tourne le dos au catatonique.
Il se dirige vers elle.
— Luc repousse à demain, dit-il.
— Je sais.
Julie tripote nerveusement son paquet de cigarettes dans sa poche. Kaplan désigne le patient d'un geste du menton.
— Ne vous inquiétez pas pour lui. Avant, les catato- niques le restaient toute leur vie.
Julie Roqueval marque des signes d'énervement.
— Ce n'est pas la question. Je perds mon temps à faire des allers et retours, j'ai trois tonnes de dossiers à traiter. Ma vie n'est pas beaucoup plus simple que la vôtre, vous savez ?
Julie considère l'écran de son téléphone portable et s'assied sur une chaise. Elle compose un texto. Elle lève les yeux sans bouger la tête, de petits sillons se dessinent sur son front.
— Qui est Luc Graham, exactement ?
— Comment ça ?
— En fait, j'ai essayé de glaner quelques informations sur lui, ici et là. Et je n'ai pas trouvé grand-chose.
— Vous cherchiez quoi ?
Elle soupire. Kaplan a la fâcheuse habitude de répondre à une question par une autre, il apprend vite.
— Rien de précis, juste à en savoir un peu plus sur l'un des maillons de la chaîne que nous composons tous. Comprendre pourquoi il est venu travailler ici, à Freyrat, par exemple.
Kaplan s'appuie contre le mur, face à elle. Il se pince la lèvre inférieure, comme s'il réfléchissait profondément.
— Luc est arrivé ici voilà plus de deux ans, sorti de nulle part. À ce que je sais, il tenait un cabinet familial juste à côté de chez lui. Une charge transmise de père en fils, si vous voulez. Salaire plus que confortable je suppose, clientèle modèle, joli environnement de travail. Mais... on dirait qu'il préfère se farcir cent kilomètres par jour pour gagner moins. La moitié des psys ici ont tous le rêve secret de pouvoir s'installer un jour, et lui, Luc, il fait l'inverse. Il s'attarde dans ces couloirs, y passe des nuits, accumule des gardes à n'en plus finir. Il ne vit pas sa vie, mais celle de ses patients.