Выбрать главу

C'est bien ce que Julie avait cru comprendre.

—     Des problèmes familiaux ?

—    Vous savez, on cause pas mal entre nous pendant les gardes. Luc porte une alliance, mais il a perdu sa femme et ses deux enfants dans un accident. Ils avaient huit et treize ans.

Julie a fini son texto, ses mains pendent entre ses jambes, ses yeux se posent sur le patient catatonique.

—     C'est effroyable.

—     L'affaire avait été médiatisée, dans le coin, notamment concernant l'utilisation des portables au volant. Faites une recherche sur Internet, vous verrez.

—    Et il est ici pour fuir sa maison, et tout ce qui peut lui rappeler sa famille...

—     On peut dire ça. Il ne nous cause pas énormément de sa vie, Luc. Le patient, juste le patient. C'est parfois obsessionnel.

—     Comme il le dit lui-même si justement, nous avons tous nos obsessions.

—     Pas à ce point. Vous savez, ici, il essaie de s'accaparer les dossiers de tous les patients avec des traumas psychiques. Le trauma psy, c'est affronter les ténèbres de chacun, les absorber, en quelque sorte. Faire res- surgir les incestes, les drames, les accidents, les histoires familiales ignobles. Et... je crois que ça le passionne autant que ça l'use.

—     Passionné par les ténèbres des autres...

Kaplan hoche lentement la tête.

—    Vous avez entendu l'histoire de Carole Festubert, cette jeune femme retenue cinq ans dans un grenier, dans un village à tout juste trente kilomètres d'ici, torturée par son propre père ?

—      J'ai vu ça dans les faits divers, c'était il y a un an et demi, je crois. Le plus monstrueux dans cette affaire, c'est que tout le village savait, mais personne n'a jamais rien dit. Cependant, ça ne m'étonne pas. Je suis moi-même régulièrement confrontée au secret et au mensonge.

—     Eh bien, Luc s'est occupé de cette patiente, à l'époque. Il s'est jeté sur son cas, pour ainsi dire.

Julie écarquille les yeux. Kaplan sourit, un sourire las et forcé.

—     Il n'en parle jamais, il ne parle jamais de ses patients, de toute façon. Festubert souffrait de dissociation, incapable de se souvenir des actes de torture. Son esprit cherchait à la protéger de tout ce que son corps avait subi. Luc croyait pouvoir la sauver, mais il s'est planté avec elle.

—    C'est-à-dire ?

Kaplan serre les lèvres, avec l'impression de trahir un secret. Le regard perçant de Julie le contraint à poursuivre.

—    Je venais d'arriver en psychiatrie. Luc a voulu aller trop vite, faire ressurgir d'un coup les souvenirs refoulés pour, je ne sais pas, essayer de briller, prouver son efficacité. Eh bien, sa patiente a fini par se suicider chez elle, durant sa psychothérapie avec Luc. On l'a retrouvée dans sa baignoire, noyée après avoir ingurgité une dizaine de somnifères.

Julie frotte son visage fatigué.

—    C'est le pire échec, pour un psychiatre.

—    En arrivant ici, à l'hôpital, Luc voulait se refaire une carrière. Mais... vous savez, les patients d'ici sont très différents de ceux des cabinets de ville, la plupart débarquent entre nos murs sous la contrainte de tiers. En fait, Luc n'y connaissait pas grand-chose à cette approche clinique de la psychiatrie. On peut être un excellent psychiatre de divan, et très mauvais praticien hospitalier. Un coureur de cent mètres n'est pas forcément bon en marathon.

Julie secoue la tête, avec ce sentiment d'être toujours la dernière à savoir.

—   Et vous pensez qu'il est un mauvais psychiatre hospitalier ?

Kaplan sait qu'il joue avec le feu, il se renferme.

—    Ce n'est pas à moi d'en parler. En ce qui me concerne, il a toujours été irréprochable. C'est un bon psychiatre.

Julie soupire.

—    J'espère en tout cas qu'il ne refera pas la même erreur avec ce patient.

—    Je ne vous ai jamais rien dit, d'accord ? Si j'ai été si... bavard, c'est parce que vous travaillez ensemble sur un cas délicat. Ne me plantez pas.

—     Merci de votre franchise. Je sais garder ma langue.

Elle sort de la chambre, le cœur lourd. Avec l'horrible sentiment que Luc Graham est tellement détruit de l'intérieur qu'il ne pourra plus jamais aimer quelqu'un.

28.

Sautron, à dix kilomètres de Nantes. Un point sur une carte. Six heures de voiture depuis Bray-Dunes. Luc Graham carbure à la Thermos de café et à la cigarette. À trois reprises il a dû s'arrêter prendre l'air. Après les événements de ces dernières heures, il a l'impression de respirer dans un sac de plâtre. La voix de l'homme cagoulé résonne encore dans sa tête. « Dans ce cas-là, tuez-le à l'hôpital... »

Les parents de la petite victime renversée en 2004 par le catatonique vivent dans un lotissement comprenant une vingtaine de maisons individuelles. Agréables jardins, vélos, balançoires et toboggans... Ça fourmille d'enfants qui, dans ces nouvelles « cités » de cadres quadragénaires, apprennent à vivre en groupe, à jouer chez le voisin ou au milieu de la rue pendant l'été. Un ersatz de paradis. L'enfer pour Luc.

Des ralentisseurs forcent le psychiatre à rouler au pas. Il finit par trouver le numéro de la maison. Par chance, une voiture se trouve devant le garage. Presque 11 heures. Luc dépasse la demeure et se gare un peu plus loin. Mieux vaut rester anonyme.

Dans l'habitacle, il frotte sa veste froissée, son pantalon, sort puis enfile son pardessus. Luc jette un œil dans le rétroviseur. Sale gueule de déterré, horribles cernes. Sa nuit a été un enfer.

Il claque doucement la portière, remonte l'allée et frappe à la porte. Une femme en tailleur clair, trente- cinq ans, lui ouvre à peine qu'elle referme déjà.

—    Madame Blanchard ?

Une tête dans l'embrasure.

—                   Ah non, désolée. Madame Blanchard n'habite plus ici. Manquait plus que ça.

—    Et vous avez sa nouvelle adresse ?

Luc entend la télé, derrière, branchée sur l'un de ces interminables feuilletons.

—                    Non, non. Il faudrait peut-être voir avec son notaire ou les voisins. Nous, on a eu peu de relations avec elle. Elle vendait la maison, on achetait. C'est tout.

Luc se retourne brièvement, des enfants partent en groupe pour l'école, tirant des cartables à roulettes. Normal que les Blanchard n'aient plus supporté de vivre dans un environnement où, chaque jour, ils se heurtaient au portrait vivant de leur fille décédée.

—                   Dites... Vous êtes au courant pour l'accident de leur gamine, Amélie ?

Elle hausse les épaules d'un air de reproche.

—                   Évidemment. Regardez un peu autour de vous, toutes ces familles, ces enfants. Comment voudriez- vous que je ne le sois pas ? La fillette, le mari, ça fait beaucoup tout de même pour une seule femme.

Elle va refermer la porte. Luc s'interpose dans l'embrasure, son cœur a changé de rythme.

—    Le mari ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Elle se braque.

—     Qui êtes-vous ?

—      François Darleux, expert en assurances. Il m'arrive de rouvrir de vieux dossiers, pour des histoires de succession, et celui-ci en fait partie.

Elle s'avance à nouveau afin que Luc se retrouve dehors, et sécurise l'ouverture avec son corps.

—    Je vois. À ce que j'en sais, Paul Blanchard ne s'est jamais véritablement remis de la mort de sa petite fille. Environ un an après le procès qui a relaxé le meurtrier de leur gamine, il s'est jeté sous un train.