Alice secoue fermement la tête.
— Non, je t'interdis de dire une chose pareille. C'est un excellent psychiatre.
— Comment tu le sais, puisque tu n'en as jamais vu d'autres ?
— Je le sens, c'est tout.
— Ah, tu le sens... D'accord. Dis-moi juste si après un an de thérapie, tu as l'impression d'avoir progressé.
Il touche juste, chaque fois.
— Non. C'est... même pire qu'avant. Les trous noirs, les cauchemars, Birdy. C'est presque tous les jours désormais. Mais le docteur dit que...
— Arrête de croire ce que te dit ce docteur. Ton père, il ne voulait pas que tu guérisses, tout simplement. Alors, il t'a mise chez un naze.
Fred tend le bras pour prendre la main d'Alice.
— Je vais t'aider. Ensemble, on va...
La manche de son pull s'est soulevée, Alice a remarqué la cicatrice sur son poignet. Délicatement, elle approche ses doigts et relève la manche.
— Qu'est-ce que c'est ? On dirait des... des morsures.
Fred retire rapidement son bras. Il se rétracte comme une feuille de papier qu'on brûle.
— Non, ce n'est rien.
— Je m'ouvre à toi et c'est extrêmement difficile pour moi. Fais-en autant.
Fred garde le silence, puis, avec émotion, remonte sa manche. D'anciennes marques de morsures lui entaillent la chair de part en part. Des dizaines de cicatrices. Ses yeux se troublent, il se recule sur sa chaise.
— On en est aux confidences, hein ?
— Je t'écoute.
Fred dévoile une facette de son personnage qu'Alice n'a jamais vue : la tristesse. Pour la première fois, il n'est plus cet être débordant d'énergie, mais un homme chétif, au regard vacillant.
— J'étais employé dans une crèche, il y a dix ans, dans l'est de la France. J'ai toujours adoré les enfants, leurs sourires, la joie qu'ils dégageaient, ça me rappelait certains bons moments de ma jeunesse, quand tout allait bien.
— Quand tout allait bien ?
— Avant que mon père commence à boire et à me cogner. En 1997, j'ai été, ainsi que tout le personnel de la crèche, soit quatre personnes, accusé à tort d'agressions sexuelles par certains enfants. Un véritable mini- Outreau, mais beaucoup moins médiatisé.
Il baisse le front, un frisson semble le traverser. Il croise les bras et frotte ses épaules.
— Après une courte instruction, certainement la plus courte instruction de tous les temps, le juge, Armand Madelin, nous a tous fait mettre en taule, sans prendre la peine de vérifier les faits, d'interroger les enfants, de faire appel à des pédopsychiatres. Pour lui, pour les familles qui gueulaient, nous étions coupables. J'avais à peine dix-neuf ans, et je suis resté plus de deux ans en prison, Alice, deux ans pendant lesquels on m'a fait tout subir là-bas. Morsures, humiliations, viols. Cette peau fripée de mes mains... C'est parce qu'on les a plongées dans l'eau bouillante. Pour plus que je touche aux gamins... On... On me traitait de pédé, de pédophile. Faut pas être trop efféminé quand tu vas en taule, sinon, on te le fait payer.
Il se sert un autre verre, quelques gouttes de genièvre s'écrasent sur la table comme des larmes.
— Tout cela, alors que nous étions innocents, qu'aucune, absolument aucune accusation n'était fondée ! Ma vie a été détruite, véritablement, rachetée à coups d'indemnités ridicules. J'ai dû déménager et venir me réfugier ici, chez un ami à Calais, pour trouver un malheureux job d'homme de ménage dans un hôpital, et compenser mes années volées en aidant les autres. Je suis identique à ces réfugiés, j'ai tout perdu. Et personne n'a jamais parlé de ce scandale. Ni la presse, ni la télé. Nous n'existions plus. Et nous n'existons toujours pas. C'est pour cette raison que je me retrouve ici, au milieu de nulle part, à essayer de sauver des gens qui n'existent pas non plus. Les fantômes ne peuvent aider que les fantômes. Et je crois que je peux t'aider.
Alice sent ses muscles se contracter, elle a froid.
— Je suis désolée, Fred. Je... Je viens t'accabler avec tous mes problèmes. J'ai parfois tendance à oublier que les autres peuvent aussi avoir les leurs.
Fred se lève, se rapproche d'elle, avance un doigt vers ses lèvres.
— C'est du passé, d'accord ? Il ne reste que ces fichues morsures, mais elles font partie du paysage aujourd'hui et au moins, ce sont des blessures physiques, et non pas morales comme les tiennes. Tu sais que tu es l'une des rares personnes à connaître mon histoire ?
— On est comme un couple d'oiseaux aux ailes brisées, hein ?
Leurs yeux se croisent, timidement.
— Mes ailes sont déjà brisées depuis longtemps, mais les tiennes, Alice... On peut encore les panser, ressouder les os. Tu vas me laisser t'aider, hein ? Je t'en prie, j'ai besoin de ça.
Il incline la tête, la regarde avec un sourire.
— Tu devrais ôter la cordelette qui retient tes lunettes. Ça fait un peu vieillot. Tu es si belle...
— Quand l'opticien a vu que je venais plus de quatre fois par an parce que je perdais mes lunettes, il a suggéré que je porte cette cordelette. Et ça marche, j'ai beaucoup moins de soucis depuis. Et maintenant, Fred, s'il y a quelque chose que...
— Que quoi ?
— Que tu veux faire...
Alice ferme lentement les yeux, et reste là, serrant un peu les lèvres. Fred lui pose deux doigts sous le menton, délicatement.
— Pas ici Alice... Suis-moi.
Il lui prend la main et l'emmène dans le jardin, derrière la maison. Au milieu du gazon et de quelques arbustes se niche un puits en bois, avec un toit en rondins et un treuil verni. Au fond du puits, une multitude de pièces, de toutes tailles, de toutes couleurs, reposent comme des écailles de poissons multicolores. Fred sourit, ému.
— Mon ciel étoilé, à moi tout seul. Tous mes réfugiés m'ont laissé leur cœur de manière symbolique avant de partir. Ces pièces proviennent de leur pays d'origine. Et maintenant... Tu peux fermer les yeux. Au-dessus de ce puits, ça nous portera bonheur.
Touchée, Alice s'exécute. Fred approche ses lèvres, ils s'embrassent. Alice soupire, un long soupir de soulagement.
— C'est la première fois de ma vie que j'embrasse un garçon. Je suis heureuse que ce soit toi.
— Moi aussi, Alice. Tellement heureux...
30.
Une belle maison en bois, isolée en pleine campagne, près d'Amiens. Luc se gare sur une allée de cailloux, à côté d'une Mégane. Laurence Blanchard ouvre la porte. C'est une femme ordinaire, avec le teint clair, la taille un peu épaisse, des vêtements à la mode. Luc, engoncé dans son pardessus, avec ses vieilles chaussures de ville, sa tronche de mal rasé, se sent en complet décalage. Tous deux ont perdu des êtres chers et, apparemment, tous deux ont pris une voie différente dans leur façon de vivre après le drame.
— Madame Laurence Blanchard ?
— Oui?
Elle le regarde d'un air méfiant. Luc se racle la gorge.
— C'est très gênant et... vous n'allez sans doute pas comprendre la raison de ma venue ici...
Il baisse les yeux, les mains jointes devant lui. Laurence Blanchard s'impatiente.
— Quoi que vous ayez à me vendre, ça ne m'intéresse pas.
Luc inspire et déballe sa phrase d'un jet.
— Je suis le conducteur de train qui a roulé sur votre mari.
La femme d'une quarantaine d'années, fière de ses rondeurs vu sa manière de porter la robe, le considère comme s'il avait parlé une autre langue. Elle s'appuie sur le chambranle, visiblement très mal à l'aise.