— Vous avez tout intérêt à ne pas la perturber avec ces bêtises. Ma sœur a suffisamment de soucis.
— De quel genre ?
Dorothée pose son index sur sa tempe.
— De ce genre-là...
— Désordres mentaux ?
— Si vous voulez plus de détails, allez d'abord voir son psychiatre, et vous comprendrez à quel point elle est fragile. Je ne veux pas que vous débouliez chez elle comme vous l'avez fait ici.
— Elle suit une thérapie ? Depuis quand ?
— Un an au moins.
— Et de quoi souffre-t-elle ?
— Rien de grave en fait. C'est juste une petite pleurnicharde. Elle pense que rien ne lui sourit et elle se sent toujours mal. Avec Alice, le monde est noir, tout le temps. Pas de quoi s'alarmer, mais comme je vous l'ai dit, il vaut mieux ne pas en remettre une couche.
Julie comprend qu'elle a face à elle une personnalité complexe, qui protège sa sœur autant qu'elle la déteste, et qui fonctionne de manière impulsive. Elle parle, puis elle menace, et l'instant d'après elle propose un verre d'eau... Peut-être consulte-t-elle, elle aussi.
Elle sort le papier où se trouve l'adresse d'Alice, ainsi qu'un stylo.
— Vous pouvez m'indiquer le nom de son psychiatre ?
— Ah ouais, son psy... Luc Graham.
Un choc. Le stylo de Julie tremble au bout de ses doigts. Dorothée fronce les sourcils.
— Quoi ? Vous le connaissez ?
— Je travaille avec lui, à l'hôpital Freyrat. Il est en charge du catatonique retrouvé avec cette couverture ensanglantée. C'est... extrêmement troublant.
Dorothée se lève, sidérée.
— Refaites-moi voir la photo du patient !
Elle s'empare du cliché que lui tend Julie.
— Tout à l'heure, quand vous m'avez montré la photo, il me disait vaguement quelque chose, puis je me suis dit : « Non, je dois confondre avec quelqu'un d'autre. » Mais maintenant, c'est sûr, je l'ai déjà vu chez Graham.
L'assistante sociale se lève à son tour, stupéfaite.
— Le catatonique, chez Graham ?
Dorothée plaque ses deux mains contre la fenêtre et fixe l'étable. Puis elle se retourne vers Julie.
— J'ignore où est mon père, mais il va sûrement revenir très vite, il ne laisse jamais maman seule longtemps. Vous devez partir. Moi, je reste ici, je fais la vaisselle, je remets tout en place. Il faut que tout paraisse normal.
— Comment ça ?
— Sortons !
Elles se rendent dans l'allée où les attendent leurs voitures respectives. Inquiète, Dorothée demande à Julie :
— Donnez-moi votre portable, vite.
Julie lui tend machinalement le téléphone, assommée par les nouvelles révélations. Dorothée s'éloigne et hésite avant d'enfoncer les touches. Graham lui a dit de ne jamais entrer en contact avec sa sœur, pour leur bien, à toutes les deux, et pour le succès de la thérapie. Mais Graham, c'est du passé. Graham est un sacré menteur.
Elle compose donc le numéro de sa sœur, la gorge serrée. Pas de réponse. Elle laisse un long message sur le répondeur, puis rend le téléphone à Julie.
— Votre catatonique, je l'ai vu sur l'un des journaux que conserve Luc Graham chez lui, dans des caisses. Je n'ai pas l'année ni l'édition, mais le titre évoquait un accident de voiture provoqué par un gendarme, à Nantes. Puis il y avait un nom aussi. Blanchard...
Julie percute immédiatement. Blanchard... Le nom prononcé par le catatonique. Dorothée va et vient, l'air grave.
— Cette histoire d'accident de voiture, c'est une trop grosse coïncidence. Enquêtez là-dessus. Celui de Nantes, et aussi celui de la famille de Luc Graham. J'ai une intuition. Une très mauvaise intuition qui pourrait tout relier.
— Quoi, tout ?
— Tout ce qu'il s'est passé ici depuis mon enfance. Tout ce que je n'ai jamais pu comprendre.
— Comment je peux vous joindre ? Je ne connais même pas votre prénom.
— Je m'appelle Dorothée, et c'est moi qui vous appellerai.
— Et la couverture sur le catatonique ? Vous l'avez reconnue, n'est-ce pas ?
— Partez.
Sans attendre, Dorothée se dirige vers la ferme et claque la porte derrière elle. Interloquée, Julie se décide à mettre les voiles. Elle lève les yeux vers le ciel : il risque de bientôt pleuvoir.
À peine rejoint-elle la route nationale que Claude s'engage en direction de la ferme, un bouquet de lis à côté de lui.
Il sourit.
Alice rouvre les yeux. Elle ne se trouve plus sur le parking d'Auchan avec Luc Graham et Fred. Non... En face d'elle, un homme avec de petites lunettes rondes, qu'elle ne connaît pas, l'observe. Il est trempé, son imperméable ruisselle.
Elle regarde le sol, ses jambes reposent dans une flaque saumâtre. Elle réalise alors... Elle est assise au fond d'un fossé, en bordure de route. Immédiatement, elle songe à un accident.
— Que... Que s'est-il passé ?
L'homme hausse les épaules.
— Je n'en sais rien. Il pleuvait à torrent. J'ai vu votre voiture sur le bord de la route, alors je me suis arrêté, croyant à une panne. Je suis sorti, il n'y avait personne alentour, puis je vous ai vue, assise dans le fossé. J'ai tout de suite cru que... que vous aviez eu un malaise ou un accident, mais... vous pressiez simplement de la terre entre vos doigts. Depuis un bon bout de temps, vu le trou creusé avec vos ongles. Regardez...
Alice se lève. À l'endroit où elle se tenait, l'herbe a été arrachée, et des boules de glaise jonchent le sol.
— C'est moi qui ai fait ça ?
— À votre avis ? Vous ne vous souvenez pas ?
— Non...
— Il y a une minute encore vous chantonniez. Votre voix était... vraiment très aiguë. Je ne sais pas, on aurait dit que ce n'était pas la vôtre, mais plutôt celle d'un enfant.
Alice ne sait que répondre. Que lui dire ? Qu'à ce moment-là, elle était Nicolas, un gamin de huit ans qui jouait avec de la boue ?
Elle considère ses chaussures et ses mains pleines de terre. Elle n'est qu'un mont de crasse. Elle se dégoûte et n'a qu'une seule envie : se faire mal, torturer ce corps qui la torture.
— Vous... Vous allez mieux maintenant ? demande l'homme. Vous voulez que j'appelle de l'aide, une ambulance ?
— Non, non, surtout pas. Merci, ça va aller. Dites- moi juste où nous sommes...
— Nous sommes sur la D341, à quelques kilomètres de Saint-Martin-Boulogne. Mais encore une fois...
— Je vous assure, vraiment, ça va maintenant... Je vais rentrer chez moi.
Elle lui adresse un sourire pour le remercier puis s'installe dans sa voiture alors que l'homme se dépêche de rejoindre la sienne. Elle éternue, s'observe dans le rétroviseur. Elle se fait pitié. D'un geste las, elle ôte ses lunettes et essuie les verres avec un mouchoir en papier.
Elle démarre.
D'où vient-elle ? Où va-t-elle sur le chemin de la vie ? Alice n'en peut plus, le soleil perce et descend déjà sur l'horizon, laissant derrière lui une journée qui ne ressemble de nouveau qu'à un immense trou noir.
Si un petit garçon sommeille en elle, alors Alice le déteste. Il la détruit à petit feu, lui vole son âme, ses souvenirs. Pourquoi lui fait-il tout ce mal ? Elle le hait au point d'avoir envie de le tuer.
Sur la route du retour, elle repense aux paroles de Graham : « Là, maintenant, vous vous trouvez ici, avec moi, mais vous êtes ailleurs en permanence. Votre esprit est en miettes. Pire qu'un miroir brisé. »
Il a raison. Voilà sa vie parfaitement résumée en trois phrases. Voilà la trace qu'elle laissera d'elle sur cette Terre. Un fantôme inexistant.