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« On ne peut pas vous guérir... C'est impossible. » Arrivée chez elle, devant sa porte, elle cherche ses clés au fond de sa poche mais ne les trouve pas. Évidemment, elles peuvent être n'importe où, elle n'a plus le moindre souvenir de ces derniers jours. Juste un maudit puzzle qu'elle n'a pas envie de reconstituer. Pas cette fois. Non, ce coup-ci, elle abandonne le combat.

Pas besoin de clés. Elle tourne la poignée, la porte est ouverte, comme toujours...

Voilà. Le monstre de boue, de désespoir, de solitude, est rentré chez lui.

Alice prend un couteau à viande dans la cuisine et s'arrête au milieu du salon. Ses larmes creusent des sillons clairs dans la terre collée à son visage. Qu'y a- t-il d'elle-même dans cet appartement, entre ces murs anonymes ? Rien. Rien à quoi se raccrocher, aucun souvenir, aucune touche personnelle. Même pas une photo de famille. Elle feuillette son carnet d'adresses, un sourire malheureux sur les lèvres. Elle se souvient encore de la joie qu'elle avait éprouvée en l'achetant, elle allait pouvoir y inscrire le nom de ses amis, ses nouveaux collègues, ceux qui combleraient les trous de son existence. Mais dans ce carnet, il n'y a presque rien. Juste deux ou trois noms de médecins, d'anciens employeurs, de contacts à l'ANPE ou à la banque.

Elle pense à Fred. Elle n'est qu'une charge à ses côtés. Elle n'en peut plus...

Dans la salle de bains, elle pose le couteau sur le rebord du lavabo. La lame scintille sous la lumière des spots.

Alice se déshabille. Ses vêtements sales et trempés s'amoncellent sur le carrelage.

— Alors, c'est ainsi que ça doit se terminer ?

Elle se parle devant le miroir, sonde avec dégoût le fond de ses yeux fatigués. Est-ce sa faute si elle est comme ça ? Aurait-elle été différente si elle avait grandi ailleurs qu'à la ferme ?

S'il y a quelqu'un à blâmer, c'est elle-même et personne d'autre.

Du bout de ses doigts, Alice caresse délicatement le contour de son visage. Elle a l'impression de découvrir un corps étranger, vierge de toute blessure, mais qui la martyrise depuis des années. Elle est brûlée vive de l'intérieur, et la douleur se révèle bien trop grande aujourd'hui. On ne peut supporter la souffrance indéfiniment.

Dans un silence reposant, elle s'assied sur le carrelage, le couteau dans la main. Lentement, elle approche la lame de son poignet gauche.

Ce geste, elle aurait dû le faire depuis longtemps, mais elle avait tellement envie d'exister, de s'en sortir. De paraître normale.

Elle baisse les paupières.

Voilà, le froid de la lame sur son poignet. La liberté. Tout cela est tellement facile, en définitive.

« Je crois que tu ne devrais pas faire ça, Alice. »

Elle sursaute, le couteau lui échappe et chute sur le sol.

Elle détourne la tête vers l'entrée de la salle de bains.

—     Qui ? Qui a dit ça ?

La voix a été murmurée, mais Alice l'a réellement entendue. La preuve, son organisme réagit, elle a la chair de poule. Dans un mouvement de panique, elle ramasse le couteau et se lève.

—     Qui est là ?

Personne dans le salon, mais la porte d'entrée est entrouverte. Alice se précipite vers la cage d'escalier, nue. Le silence y règne, pas une ombre sur les marches. Mais alors, cette voix ? La porte légèrement entrebâillée ? Ou bien... Ou bien elle a encore tout imaginé ?

La voix paraissait pourtant si claire...

Cette fois, elle rabat le loquet. En se retournant elle remarque le répondeur qui clignote.

Machinalement, elle appuie sur le bouton. Deux messages. Le premier est de Fred. Fred...

« Alice, c'est moi, Fred. Où es-tu ? Je suis passé, il n'y avait personne. Je m'inquiète vraiment. Rappelle- moi vite, je t'en prie. Tu me manques. »

Alice décroche le combiné téléphonique, elle ressent à présent le besoin de l'appeler, d'entendre sa voix. Mais auparavant, elle écoute l'autre message. Le numéro d'appel ne lui dit rien.

« Alice, c'est Dorothée, ta sœur... Je sais que ça n'aurait pas dû se passer de cette façon entre nous, mais je ne t'appelle pas pour me faire pardonner ces années pendant lesquelles tu as cru à ma mort. Tout cela, c'était un stratagème de papa... Écoute, je ne peux pas m'étendre, c'est trop compliqué. Sache seulement que Luc Graham aussi est dans le coup, il a toujours repoussé notre rencontre, et t'a caché mon existence. Parce qu'il est mêlé, je crois, à quelque chose d'horrible qui nous concerne, toutes les deux. »

Alice se laisse glisser contre le mur, le regard perdu. Le message se poursuit :

«... Tu vas devoir faire une dernière chose avant de te trouver un vrai psychiatre. J'ai remis à Graham mon journal intime, voilà quelques mois, parce qu'il a promis que ça l'aiderait à te guérir. Ce journal, je n'en ai jamais parlé à personne, ni à papa ni à toi. Je l'ai toujours planqué au-dessus de mon armoire, dans ma chambre, tu sais, au-dessus de tous mes cahiers d'école et de mes cours par correspondance ? Je n'aurai probablement pas le temps de le récupérer, tu dois le faire à ma place. Il se trouve au cabinet de psychiatrie de Graham, à Bray-Dunes. Tu passes par-derrière, tu casses la vitre et tu rentres. Tu liras ce journal, il le faut à présent. Désolée de te laisser ce message de cette manière. Nous deux, ça n'a jamais été vraiment la joie. Mais sache que je sacrifie ma vie pour te protéger. C'est ma raison même d'exister, que tu le croies ou non. »

Alice est bouleversée. Entendre là, maintenant, la voix de sa sœur, avec ses intonations, son rythme si particulier... Entendre la voix d'une morte.

Elle se ressaisit et compose le numéro appelant. À l'autre bout de la ligne, quelqu'un décroche.

— Dorothée ?

—    Non, vous vous trompez.

—                   Ma sœur, Dorothée, a appelé depuis votre téléphone. Je voudrais lui parler.

—    Vous êtes Alice Dehaene ?

Alice marque un silence, les yeux tournés vers le couteau posé sur le sol.

—    Oui. Et vous, qui êtes-vous ?

—                   Je m'appelle Julie Roqueval. Je suis assistante sociale en psychiatrie. J'ai rencontré votre sœur à la ferme de votre père, je cherchais à vous voir. Je souhaiterais le faire, rapidement.

—     Vous... Vous avez vraiment parlé à ma sœur ?

Alice perçoit le bruit d'un moteur au bout du fil.

—     Oui, bien sûr.

—     Où est-elle ?

—                    Où peut-on se rencontrer ? Chez vous ? J'ai quelques questions à vous poser.

Du pied, Alice chasse le couteau, qui glisse sous un fauteuil.

—                  Je... vous attends ici. Mais pas avant ce soir, j'ai quelque chose à récupérer auparavant. Vous pouvez passer vers 20 heures ? Ce n'est...

—                  Très bien, répond Julie, ça me va. Je suis à cinq minutes de chez moi, je fais quelques recherches et je vous rejoins ensuite. Votre sœur m'a donné votre adresse. Boulogne-sur-Mer... À ce soir.

Alice raccroche et se précipite dans la salle de bains. Elle ouvre le robinet en le tournant au minimum, attend que l'eau soit tiède, pose deux serviettes contre l'émail et remplit le lavabo. Elle commence à se frotter avec le gant de toilette et se lave de la tête aux pieds, méticuleusement. Le message laissé par Dorothée l'a retournée. Qu'y a-t-il à découvrir dans le journal

intime ? Pourquoi Graham le conserve-t-il secrètement ?

Tant d'inconnues, encore.

Dorothée... Vivante... «Mais sache que je sacrifie ma vie pour te protéger. » La protéger de quoi ? De qui ? De son père ?

Elle aimerait tant serrer sa sœur contre elle. Là, maintenant...

Vingt minutes plus tard, elle s'enfonce dans un pantalon côtelé, un tee-shirt blanc et un pull à grosses mailles grises. Elle chausse ses lunettes, enfile un manteau d'hiver - le seul manteau propre en stock - et disparaît dans l'escalier. Dire que voilà une demi-heure à peine, elle était prête à s'ouvrir les veines. Son geste l'effraie, désormais.