Mais c'est la dernière ligne droite, l'ultime tentative, elle le sait.
47.
Béthune. Julie Roqueval remonte une étroite ruelle à bon rythme. Des feuilles mortes volent sur les pavés, crissent sous ses escarpins. Dans la ville aussi, l'automne s'installe. L'assistante sociale ouvre la porte de chez elle, une petite maison mitoyenne, dominée par la brique rouge, avec des encadrements de pierre blanche et des volets à lames. Elle pose sa veste sur le dossier d'une chaise dans le salon et branche la télévision pour briser le silence.
Avant de filer vers la cuisine se verser un verre d'eau, qu'elle ingurgite d'un trait, elle allume son ordinateur. Elle s'est complètement déshydratée dans cette maudite ferme. Le visage de cette pauvre femme dans son fauteuil, plantée devant la fenêtre, ne parvient pas à quitter son esprit.
En fait, c'est toute la famille Dehaene qui l'intrigue. Dorothée, l'étrange sœur pleine de secrets... Alice, avec son groupe sanguin exceptionnel et ses problèmes psychiques... Le père, suicidaire et qui inspire la crainte... La mère figée dans son fauteuil...
Julie ouvre un navigateur Internet et tape, dans Google, les mots clés : « Blanchard », « gendarme », « accident de voiture », « Nantes ». Des liens renvoyant vers des sites d'information surgissent. Bingo.
Cigarette aux lèvres, Julie clique sur le premier d'entre eux et tombe sur un article datant de 2004 : « Terrible accident dans les rues de Nantes ».
Petits coups de molette de souris, et son cœur bondit dans sa poitrine. Elle se recule sur son siège, interloquée. Pas possible. Très vite, elle récupère la photo du catatonique, et la plaque contre l'écran de son ordinateur.
C'est bien le même homme. Il a exactement les mêmes traits, en dépit de la différence de poids. Julie n'en revient pas.
Elle ne comprend pas le silence de Luc Graham.
Elle se met à lire l'article. Paul et Laurence Blanchard, parents victimes. Leur fille Amélie, douze ans, renversée par un gendarme... Son nom n'apparaît pas. Julie retourne au moteur de recherche, et déniche des forums où l'on s'intéressait à cette affaire. L'indignation et la colère motivent les fils de discussion. Julie surfe d'un site à l'autre. On cite enfin le nom de Burleaux.
« Burleaux, gendarme relaxé. » « Burleaux, salopard. »
Voilà, elle tient l'identité du patient de la chambre Ail.
Alexandre Burleaux.
L'assistante sociale tire une longue taffe, pensive. Luc Graham... Au courant, depuis le début peut-être. Graham, qui, comme par hasard, soigne une patiente dont on retrouve le sang sur la couverture qui protégeait Burleaux.
Elle a beau chercher, elle ne comprend pas. Qu'est-ce qui peut justifier que Luc Graham dissimule l'identité d'un patient ? Qu'il commette une telle faute professionnelle ? Julie essaie de faire une synthèse dans sa tête, de rassembler les pièces du puzzle dont elle dispose. Peut- être a-t-elle les réponses sous le nez. Peut-être est-ce juste une question d'organisation...
Sur une feuille de papier, elle note le nom des personnes impliquées, ainsi que la relation qui probablement les lie.
Julie se retrouve face à un véritable sac de nœuds. Tout semble à la fois lié et incohérent. Graham, Dehaene, Burleaux... Quel rapport réel peut bien exister entre Luc Graham et Burleaux, et surtout, entre Alice Dehaene et Burleaux ?
Elle sait qu'elle ne trouvera pas les réponses seule. Elle se lève, tendue, enfile sa veste et prend la route.
Elle veut affronter Luc Graham, les yeux dans les yeux.
Il suffit de regarder le schéma pour comprendre qui se trouve au cœur de ce micmac...
48.
En cette fin d'après-midi, seul au fond des bois, Luc lance une dernière pelletée de terre sur le corps de Bur- leaux. Il ne s'est pas senti capable d'attendre jusqu'à la nuit, avec un cadavre dans son coffre. Maintenant, c'est terminé...
De retour à son véhicule, il meurt de soif. Pas de flotte, nulle part.
Il rallume son portable et écoute ses messages. Julie... Elle aimerait le voir, au plus vite. Qu'est-ce qu'elle lui veut ?
Il démarre sa voiture en s'essuyant le front. La sueur coule sur le caoutchouc de son volant. Sous ses vêtements, il est en nage.
Luc s'observe dans le rétroviseur. Il se donne un rapide coup de peigne, essuie à nouveau son front, réajuste le col de sa chemise. Voilà, tout est rentré dans l'ordre. Plus aucune trace de ses actes.
Tout peut redevenir normal. Tout va redevenir normal.
Au moment d'arriver chez lui, il frôle la crise cardiaque.
Elle est là, devant sa maison, à attendre.
Julie Roqueval. Le grain de sable qui peut tout faire capoter.
Luc se gare dans l'allée. Il inspire fortement, se regarde une dernière fois dans le rétroviseur, puis se lance. Il sort de sa voiture avec un sourire.
— Julie ? Si je pouvais m'attendre à vous voir ici.
Julie a les bras croisés. Elle a froid. Luc s'approche.
— Si vous êtes là, c'est que vous avez retrouvé notre patient ?
Elle le regarde dans les yeux et répond sèchement :
— Pas encore. Et vous ?
— Pas vraiment, non. Vous auriez été la première informée, sinon.
Il plonge les mains dans ses poches.
— Je vous inviterais bien à entrer mais... j'ai eu quelques déboires avec ma voiture. Je suis exténué. On se voit demain, à Freyrat ?
Il lui tourne le dos, introduit la clé dans la serrure de sa porte d'entrée.
La voix de Julie, soudain, lui perce les tympans.
— Alexandre Burleaux, ça vous dit quelque chose ?
Ses doigts se rétractent sur la poignée. Il tente de
garder son calme et lâche, d'une voix qu'il veut naturelle :
— Absolument rien. Ça devrait ?
— Arrêtez de mentir, Luc. S'il vous plaît... Dorothée Dehaene m'a tout raconté. Ces journaux chez vous, avec les articles sur Burleaux et Blanchard.
Luc est au bord de l'explosion. Dorothée Dehaene...
Le psychiatre entre chez lui, il laisse la porte grande ouverte, comme une invitation. Julie le suit et referme derrière elle. Luc est assis dans le fauteuil, la tête dans les mains. L'assistante sociale remarque les fameux
cartons de journaux, près de la cheminée. Luc les désigne du menton.
— Je les collectionnais... Tous les articles macabres qui paraissaient, depuis que ma famille m'a quitté dans un accident de la route. Ils y sont tous... Pendant des mois, après le drame, je n'avais qu'une obsession, une bouée de sauvetage : affronter les accidents des autres, les décortiquer, et, surtout, trouver le soulagement dans la douleur des proches. Par exemple, le témoignage d'un pauvre type qui a perdu sa femme et son fils dans un choc frontal. Il hurlait sur le papier son calvaire, et moi, j'absorbais les vibrations de sa souffrance. Je les aspirais, pour satisfaire mes propres ténèbres. Je me disais que... que je n'étais pas seul.
Il relève la manche gauche de sa chemise. Julie s'approche doucement. Luc passe un doigt sur ses cicatrices.
— Je croyais qu'avec ces journaux, je m'en sortirais... Mais rien n'a changé.
— Quand avez-vous tenté de vous suicider ?
— Au début...
— Lorsque vous avez appris que Justine Dumetz n'écoperait que d'une peine symbolique ?
— Qu'est-ce que vous savez sur elle ? demande Luc.
— Qu'est-ce que je devrais savoir ?
Le psychiatre se lève, part se servir un verre de gin. Julie n'est pas encore au courant que Dumetz a été portée disparue, mais elle finira par le découvrir, tôt ou tard.