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Le journal intime.

Alice sourit. Elle reconnaît parfaitement ce cahier à la couverture bleue et blanche, parce qu'elle possédait exactement le même. Elle le sort de son emplacement, le caresse, le renifle, il sent bon l'odeur de colle blanche, les dictées, les imprimés au parfum d'encre humide. Elle a toujours aimé l'école, malgré les bagarres, les moqueries. Et il l'a déscolarisée...

Il ne lui a laissé aucune chance.

La gorge serrée, elle lit le titre : « Ma vie morcelée, par Dorothée Dehaene ». Alice est émue de retrouver l'écriture de Dorothée, avec sa façon si particulière de tracer les « v », de grands « v » qui traversent la ligne comme des ailes d'oiseaux. Elle a toujours voulu s'envoler, Dorothée.

La jeune femme glisse le cahier sous son gilet et s'apprête à refermer la porte de l'armoire, quand elle aperçoit une autre pochette à la lettre « D ». Dessus, il est inscrit : « Claude Dehaene ». Les sourcils froncés, elle s'en empare et l'ouvre.

À l'intérieur, une lettre, et une vieille cassette audio.

Alice tire délicatement la feuille de papier et se met à lire :

Cher confrère,

À la suite de votre demande, vous voudrez bien trouver ci-joint une copie de l'enregistrement de la séance d'hypnose concernant Claude Dehaene, en date du 18 novembre 1982, environ deux mois après son retour du Liban. Comme vous pourrez le constater, j'avais eu affaire ici à un traumatisme psychique profond, avec des symptômes de culpabilité caractéristiques d'un cas de « survivant ». Ce cas est particulièrement grave et original car ce patient a créé sa propre version de la vérité durant l'épisode du massacre de Sabra et Chatila, son psychisme s'étant protégé derrière de faux souvenirs.

Pour une raison que j'ignore, ce patient a décidé d'interrompre sa thérapie quelques semaines plus tard, je ne l'ai plus jamais revu et son dossier psychiatrique est resté en l'état.

Confraternellement,

Docteur Yannick Leroy

Alice repose la lettre et reste pensive. Elle se rappelle avoir entendu son père, dans ses périodes d'ivresse, raconter comment il avait assisté à des viols et à des massacres pendant la guerre du Liban. De quels faux souvenirs peut-il s'agir ?

La jeune femme s'empare du magnétophone placé dans le tiroir du bureau. Avec appréhension, elle y glisse la cassette, inspire profondément et appuie sur « Lecture ».

Elle entend d'abord la voix du docteur Leroy, qui parle longuement. Il demande, durant la phase d'induction, à Claude de se détendre, et parvient à le mettre dans un état d'hypnose, puis de transe. Alice a l'impression d'être ailleurs, d'entendre battre les cœurs, de percevoir les respirations. Elle imagine les yeux noirs de son père, vingt-cinq années en arrière. Elle venait de naître à l'époque.

—         Ce n'est plus cette pièce qui vous entoure, Claude. Les murs se rapprochent doucement, le sol se dérobe sous vos pieds et devient bien plus froid. Ce froid est celui de la terre, d'un trou creusé dans une dalle de béton. Ce refuge apaisant est recouvert par une nappe en plastique qui tapisse le plancher d'un placard, un petit placard blanc au fond de la cuisine. Autour de vous s'élèvent quelques voix lointaines, celles des sept membres d'une famille palestinienne. A proximité, vous sentez des odeurs de riz et d'épices.

—     Je sens aussi l'huile d'olive, puis des morceaux de viande séchés qui s'entassent dans une coupelle de verre. On dirait qu 'un animal est mort quelque part, en décomposition. Cette odeur, elle me répugne.

—     La porte du placard est-elle bien fermée ?

—      Oui. Enfin, non, pas vraiment. Il y a cette ouverture verticale, entre les deux portes.

—    Malaka a mal refermé ?

—     Disons, pas totalement.

—     Vous voyez à travers ?

—     Oui.

—     Que voyez-vous ?

—                     D'abord la cuisine, puis... puis dans le prolongement, le minuscule salon où s'amoncellent de la ferraille et du cuivre. J'aperçois un siège de Mercedes de dos, je devine la silhouette du père de Malaka, et celles des frères, autour, qui ont arrêté de jouer avec des capsules de bière.

—    Personne d'autre ? Où sont Najat et Malaka ?

—    Pas loin. Près de la fenêtre. Elles sont inquiètes.

—    Les soldats approchent ?

—                  Je les entends dans la rue. Puis les jeeps et les blindés légers aussi.

—                    Que se passe-t-il quand les militaires défoncent la porte ?

Assise dans le fauteuil de son psychiatre, Alice se ronge les ongles. Elle entend la respiration inquiétante de son père sur la bande magnétique. Elle déteste quand il souffle de cette façon, à la manière d'une bête.

—    J'ai peur.

—    De quoi ?

—     Qu'ils me fassent du mal.

—    Ils sont entrés ?

—     Oui.

—     Que voyez-vous par la fente ?

—                   Les Kataëb. J'aperçois leurs tatouages, des cèdres, et ils... ils tiennent des machettes. Mon Dieu, elles... elles sont pleines de sang !

—                  Ne vous inquiétez pas, vous êtes à l'abri, et personne ne peut vous voir.

—    Non, personne ne peut me voir.

—     Que font les Kataëb, une fois entrés ?

Alice imagine son père grimacer, elle devine ses réactions, les expressions de son visage. Elle tremble. Elle ne veut plus écouter, mais ses sens lui interdisent de bouger.

—       Les machettes se lèvent. Le fauteuil de voiture bascule sur le côté et le père roule sur le sol. Ses yeux sont ouverts, fixes. Du sang coule par un trou dans sa gorge. Je... J'entends des cris, les garçons hurlent, je... j'en vois deux s'effondrer, puis...

Alice se mord le poing, tétanisée. Son père raconte avec quelle hargne ils malmènent les femmes. Claude sanglote sans plus s'arrêter. Le psychiatre intervient :

—       Claude, Claude, on revient largement en arrière, d'accord ? Calmez-vous, calmez-vous et respirez profondément... Voilà... Rien de tout cela n'existe, Malaka vous demande juste de vous cacher dans un trou, au fond du placard. Elle soulève la nappe, vous ordonne de vous recroqueviller, et la replace correctement. Pensez au calme dans le placard, et souvenez-vous de chacun des gestes de Malaka, c'est très important. Vous vous rappelez ?

—     Précisément.

—     Et vous entendez les portes se refermer ?