Nicolas recule puis, la seconde suivante, se retrouve en position de repli, contre le mur. Très vite, ses yeux arrondis furètent à droite, à gauche. Il se précipite sous le lit à la vitesse d'un iguane en fuite. Là, il se recroqueville, et se met à chanter doucement, les paupières baissées, serrant et desserrant les poings comme s'il malaxait de la glaise.
— Pour avoir des noix d'coco, des noix d'coco, des noix d'coco. Pour avoir des noix d'coco... Il faut s'couer le cocotier, le cocotier...
Nicolas se rassure comme il peut, il aime bien chanter quand les choses vont mal, et que papa va se mettre en colère. Chanter, ça aide à supporter. Occupé à jouer avec les poils de la moquette, il ne voit pas les deux pieds enfoncés dans des sachets, près de la porte.
Les chaussures enveloppées de plastique chevauchent le cadavre de Luc Graham et s'immobilisent au niveau du couteau, posé à côté du psychiatre.
— Tu sors me rejoindre, Nicolas ? demande une voix masquée. Je vais te ramener à la ferme. Si on tarde trop, tu sais ce qu'il risque de se passer ?
Nicolas gratte nerveusement la croûte imaginaire de son genou. Il ne veut plus que papa le contraigne à rester debout avec des livres dans les mains, ni qu'il le mette sous la douche tout habillé et le brûle.
— T'es qui ? demande-t-il sans quitter sa cachette.
Une tête recouverte d'une cagoule noire apparaît
sous le lit. Un fin sourire se dessine sur les lèvres de Nicolas.
— T'es la cagoule que j'ai déjà vue avec pap-euh par la fenêtre de ma chambre ?
— Exactement.
Nicolas se détend. Il pointe du doigt le cac ivre de Graham.
— Pourquoi on lui a fait du mal ? C'est un gentil monsieur, pourtant.
Une main couverte d'un gant noir se faufile sous le lit en signe d'invitation. L'autre main s'empare du cahier à la couverture bleue et blanche.
— Parce qu'il l'a mérité, il a désobéi. Allez, viens. On doit partir maintenant.
Nicolas roule sur le côté et se redresse, la tête en avant, les jambes légèrement fléchies. L'homme lui caresse lentement le menton, puis lui attrape le poignet et le tire jusqu'au cadavre. Il sort une Chupa au caramel de sa poche.
— C'est pour toi.
Nicolas tend déjà sa main, pas très rassuré. Le mort ressemble aux lapins que papa tuait. L'homme lève le bras.
— Mais avant, je veux que tu prennes le couteau dans ta main. Tu as juste à le serrer dans ta paume, et à le lâcher. D'accord ?
Nicolas secoue fermement la tête.
— Non, c'est pas bien.
— Un petit effort, Nicolas. Sois gentil.
— Je veux rentrer maintenant.
L'homme à la cagoule soupire. Il serre les doigts autour du poignet d'Alice et la contraint à s'agenouiller. Avec une vivacité extraordinaire, elle essaie de planter ses dents dans son avant-bras, mais l'homme est plus rapide. Il lui écrase la mâchoire sur le sol avec le plat de la main et appuie de tout son poids.
— Petite idiote. Ça devait bien finir par arriver un jour ou l'autre. Je n'ai plus le choix. Mais ça va aller, le bordel est presque rattrapé.
Sans qu'Alice puisse lutter, il s'assied sur ses hanches, la force à ouvrir la main en pinçant fermement le nerf médian et les tendons fléchisseurs de son avant- bras. Il plaque alors la paume d'Alice contre le manche du couteau. Quand il les relâche, les doigts se referment sur l'arme blanche. Précautionneusement, il soulève le bras d'Alice, qui serre désormais le couteau.
— Très bien. Voilà... Après avoir frappé son père au torse, éliminé son psychiatre, la patiente folle va se suicider. .. Tes souvenirs deviennent bien trop dangereux, Alice.
L'homme retourne l'arme blanche vers Alice, et il se penche vers l'avant pour se donner davantage de force. La lame s'approche du cœur. Alice hurle, secoue la tête dans tous les sens. Nicolas manque de vigueur, il est bien trop fragile, faible, apeuré pour pouvoir lutter.
Alors, comme lors de l'épisode au CNRS, Nicolas et Alice se laissent engloutir par une masse bien plus sombre et puissante, un monstre de ténèbres caché dans l'inconscient.
Une autre personnalité.
Birdy...
L'homme voit le visage en face de lui se transformer, les muscles du cou saillir. La main d'Alice agrippe sa cagoule, en arrache le tissu, la relève jusqu'au menton. Dans un faisceau de douleur, l'homme bascule sur le côté, plié en deux par le coup de genou qu'il a reçu dans les testicules. Les bouts de tissu qui altéraient le son de sa voix tombent sur le sol.
— Sale putain de mes deux ! fait-il de sa voix naturelle.
Birdy se redresse et s'enfuit de la chambre. Plus tard, c'est Alice qui monte les marches de son immeuble, sans comprendre comment elle est arrivée là, sans même savoir que Luc Graham est mort ni qu'un homme avec une cagoule cherche à tout prix à l'éliminer.
54.
Alice s'arrête au milieu de l'escalier, interloquée.
Encore un trou noir.
Furieuse, elle cogne de ses deux poings le mur latéral. Où est le journal intime de Dorothée ?
Elle fonce vers sa voiture, regarde sur le siège passager, dans la boîte à gants, le coffre. Rien ! Elle hurle au beau milieu de la rue, et manque de s'évanouir quand une main se pose sur son épaule. Elle se retourne. Julie s'écarte, par réflexe, avant de fixer intensément son interlocutrice.
— Alice Dehaene ?
Alice a l'impression que le monde se rétracte. Julie intervient :
— Quelque chose ne va pas ?
L'assistante sociale sent toute la panique et la détresse de la jeune femme.
— Me touchez pas ! Me touchez pas !
Julie lève les mains en se reculant.
— Il faut vous calmer, d'accord ?
Elle laisse planer un silence de circonstance, puis s'adresse à Alice d'une voix rassurante et posée :
— Je suis la personne que vous avez rappelée au téléphone. Votre sœur, Dorothée, avait utilisé mon portable pour vous contacter. Vous vous souvenez ?
Alice change d'expression, ses traits s'adoucissent à l'évocation du nom de sa sœur.
— Vous... Vous avez vu ma sœur, oui, je me souviens. Oh, comment va-t-elle ? Où habite-t-elle ? Qu'est-ce que...
— Si on rentrait chez vous pour en discuter ?
Alice acquiesce. Elle regarde une dernière fois sa
boîte à gants ouverte, avant de se diriger vers son immeuble. L'assistante sociale lui emboîte le pas puis se tourne vers la voiture et incline la tête, les sourcils froncés. Alice l'attend sur le seuil du bâtiment.
— Alors, vous venez ?
Une fois à l'intérieur, l'assistante sociale observe les lieux avec attention. On en apprend ainsi parfois beaucoup sur les êtres. Mais il n'y a rien de vraiment personnel dans cette pièce. Ni bibelots, ni photos, pas même de disques ni de DVD...
Alice s'arrête soudain, et regarde l'intérieur de sa main. Le X en sang. Elle incline la tête.
— Le X de la grange...
Julie s'approche.
— Pardon ?
— C'est la voix du docteur, elle résonne quelque part dans ma tête. Le X dans la grange...
Elle porte sa main à son nez. On dirait du sang.
— Vous savez ce que ce X signifie ?
— Dans la grange de ma ferme, deux poutres forment un X. C'est sans doute là-bas que je dois me rendre.
Elle se tourne vers Julie.
— Qu'est-ce que vous savez sur ma sœur ?
— Pas grand-chose. Nous nous sommes rencontrées à la ferme de votre père. Elle m'a brièvement parlé de votre mère et de votre psychiatre, Luc Graham, puis elle m'a demandé mon téléphone portable, pour vous joindre. Nous nous sommes ensuite séparées.