Alice continue à regarder la paume de sa main.
— Comment était-elle ? Semblait-elle en bonne santé ?
— Elle paraissait en forme. Et assez perturbée.
— Perturbée ?
— Je n'en sais encore rien, mais je pense que c'est lié à mon affaire. Celle pour laquelle je vous recherche.
— Vous me recherchez, moi ?
Julie décide de ne pas y aller par quatre chemins. Elle sort la photo de la couverture du catatonique et la montre à Alice.
— Vous avez déjà vu ce genre de couverture ?
Alice s'empare du cliché et hoche la tête.
— Couleur sable, avec des rayures bleues. J'ai les mêmes dans un placard de ma chambre. Enfin, mon ancienne chambre, je veux dire, à la ferme. Pourquoi ?
Crispée, Julie lui montre à présent le portrait de Burleaux.
— Et ce visage vous dit quelque chose ?
— Rien du tout.
Réponse franche, sans ambiguïté.
— Vous êtes bien certaine ?
— Sûre et certaine.
Julie se passe la main sur le visage.
— D'accord... Et si je vous disais qu'on a retrouvé cet homme, profondément traumatisé, emmitouflé dans cette couverture qui portait des traces de sang menstruel, votre sang, vous me répondriez quoi ?
Tout le corps d'Alice se met à trembler. L'annonce lui fait l'effet d'une bombe.
— Quand l'a-t-on retrouvé ? demande-t-elle.
— Quand ?... Ce n'est pas vraiment la réaction que j'attendais de vous.
— Dites-moi quand !
— Le mardi 9 octobre, au matin.
Le lendemain du test au CNRS. Pendant son trou noir.
Alice se sent vaciller.
Son esprit se fracture.
Alors, son dos se redresse, ses épaules s'étirent vers l'arrière, tandis qu'elle bombe la poitrine. Une flamme nouvelle se reflète dans ses yeux, pleine de vie et de colère. Méticuleusement, elle ôte ses lunettes retenues par la mince cordelette marron et les glisse sous son pull. Elle fixe Julie d'un drôle d'air, comme si elle ignorait la raison de sa présence à ses côtés.
Alice n'est plus.
Nicolas n'est pas sorti cette fois, ce n'est pas son rôle.
Il a laissé place à Dorothée, qui vient de prendre le contrôle du corps d'Alice.
55.
Alexandre entend la porte arrière de la camionnette coulisser. Tout à l'heure, on a poussé son corps dans le véhicule, puis baissé un volet de tôle, de manière à créer un double fond qui rend sa présence invisible. Il a aussi entendu une riveteuse s'attaquer à la plaque d'immatriculation. Les gestes semblaient précis, parfaitement rodés, millimétrés. Un travail de professionnel. Un professionnel de la mort.
Là où il est couché, la tôle est couverte de photos. Des portraits de la gamine à qui il a volé la vie. On la voit à trois, quatre, cinq, sept ans...
Accroupi dans le fourgon, l'homme à la cagoule soulève le rideau d'acier. Alors qu'on lui détache les pieds et qu'on serre une corde autour de sa taille, Alexandre sent une terreur nouvelle l'étreindre : il est en route vers son exécution. Il ne peut s 'empêcher de revoir le corps mutilé, au beau milieu de la bâche noire. Cette même bâche, propre et luisante, que Claude Dehaene glisse en ce moment même sous son bras.
C'est insupportable. Alexandre se laisse tomber et se met à supplier son bourreau.
— Allons, un peu de tenue ! Tu ne chialais pas comme ça quand tu Vas tuée, la gamine.
Évidemment, le bâillon interdit toute réplique. Claude pousse son prisonnier devant lui et s 'enfonce dans la partie nord de la forêt de Saint-Amand-les-Eaux.
Au bout de longues minutes, Claude s'arrête, place Alexandre contre un arbre et le ligote fermement avec une corde avant de s'éloigner. Alexandre se débat autant que ses dernières forces le lui permettent. Les liens l'entaillent, et même s'il parvenait à se libérer, il n'aurait plus assez d'énergie pour courir. Plus cette fois.
Claude rejoint rapidement un endroit un peu plus dégagé. De là, il envoie le signal convenu dans toutes les directions. Deux coups longs, deux brefs, un long. Et il attend.
Son rendez-vous arrive enfin.
Claude lui tend la main. Paul Blanchard la lui serre mécaniquement.
— On éteint les lampes, la pleine lune est suffisante. Vous avez le disque dur ?
Blanchard le lui donne. Claude le range sous sa veste.
— Nerveux ?
— Où est-il ?
— Suivez-moi. Vous avez choisi... une batte de baseball ?
— Vous aviez dit qu 'il fallait une arme silencieuse. Je croyais que ça allait être bien la batte, au début. Mais...
— Mais quoi ?
— Rien.
La voix tremble dangereusement, Blanchard semble décomposé. Claude n 'aime pas ça et remet les pendules à l'heure :
— N'oubliez pas ce qu'il a fait. Rappelez-vous son sourire de pervers. Il a bien vécu, heureux, avec sa femme, son fils, tandis qu'il vous avait volé ce que vous aviez de plus cher. Qu 'est-ce que nous faisons, en ce moment même ?
Le regard de Blanchard change.
— Nous rendons justice.
— Nous rendons justice. Nous sauvons votre famille.
Tandis qu'ils continuent à progresser, Claude ne
cesse de lui parler. Il faut que les souvenirs les plus pénibles affluent, que la rage remonte. Blanchard débouche sa bouteille et s'envoie une rasade d'alcool. Soudain, il aperçoit une ombre prostrée au pied d'un large tronc. La colère l'envahit.
Il va le faire. Il va aller au bout.
Claude se positionne devant lui.
— Quoi qu'il arrive, on le laisse attaché à l'arbre. Il a l'air faible, mais ce n'est qu'un leurre. Cet homme est très, très dangereux, et vous le savez.
Pas de réponse. Claude s'approche plus encore de son visage.
— Le bâillon, vous ne touchez pas... Ah, une dernière chose. Si votre geste vous paraît trop difficile, il suffit de tourner le regard avant de cogner. Ça passera tout seul.
Blanchard acquiesce. Claude lui redresse la tête en plaçant deux doigts sous son menton.
— Dites-moi que vous trouvez ça bien, et que vous êtes heureux d'être ici.
Blanchard repousse sa main. Il fixe en silence la forme recroquevillée, sans fléchir. Puis il s'avance, lentement.