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Tout le monde sur la passerelle secoua la tête, de sorte qu’il reposa la question à Iger.

« Non, amiral. Aucune idée. Sans doute se croient-ils supérieurs à nous.

— Ça, je l’avais déjà deviné », répondit Geary en coupant la communication avec une brusquerie qu’il savait lui-même inhabituelle. Quelque chose le tracassait. Quelque chose qui rôdait à la lisière de sa conscience, tel un énorme animal qui resterait hors de vue mais dont il sentirait malgré tout la présence.

Il fixa son écran, les tripes curieusement nouées. Son souffle s’était fait plus court et rapide. Il lui semblait avoir une arête coincée dans la gorge.

« Amiral ? »

Il était déjà passé par là. Il ne s’était pas montré à la hauteur à l’époque.

« Amiral ! »

La voix de Desjani réussit à percer sa concentration. Il arracha son regard à l’écran pour lui répondre.

Elle le dévisagea, d’abord avec surprise puis d’un air interrogateur. « Que se passe-t-il ? »

Il tenta de répondre et comprit enfin ce qui l’avait tant tarabusté. Pourquoi maintenant ? Ce n’est pas le moment d’avoir des réminiscences. Je croyais avoir dépassé ce stade. Ce qui l’empêchait de respirer lui coupait aussi la parole.

Desjani se penchait sur lui. « Bon sang, Jack, que se passe-t-il ? » répéta-t-elle d’une voix sourde et féroce.

Il croisa son regard et réussit à articuler deux syllabes : « Grendel.

— Grendel ? » Elle le scruta, intriguée, puis son visage s’éclaira. « Grendel. Vous, un seul vaisseau s’efforçant de protéger un convoi contre vents et marées. C’est la première fois depuis ce combat que vous affrontez une situation similaire. »

Il hocha la tête. Elle a saisi et je n’ai pas besoin de lui expliquer ce que j’ai du mal à comprendre moi-même, nos ancêtres en soient remerciés. Nous ne sommes pas à Grendel.

« Nous ne sommes pas à Grendel », lâcha Tanya, comme en écho à ses propres pensées.

Les mots lui jaillirent soudain de la bouche : « Tanya, mon vaisseau partait en morceaux. Presque tous mes hommes avaient été tués. Si jamais ça recommence…

— L’Indomptable est mon vaisseau, amiral. S’il doit partir en morceaux, je le défendrai jusqu’à la dernière seconde depuis la passerelle. »

Geary la fixa. « C’est censé me réconforter ? »

Elle tendit les bras et lui agrippa le poignet. D’ordinaire, ils évitaient tout contact physique afin de s’épargner les commérages sur l’amiral et son capitaine d’épouse. « Écoutez, si je meurs ici, ce sera autant ma faute que la vôtre. Ce vaisseau est le mien. Je resterai à son bord jusqu’au bout. Et, si tel est le sort qui nous est réservé, vous l’évacuerez avec tous ceux qui pourront vous suivre. Nous n’avons eu le bonheur de nous connaître que pendant bien peu de temps. Pourtant nous n’aurions jamais dû nous rencontrer. Vous auriez dû mourir il y a un siècle. Mais vous n’êtes pas mort et je ne mourrai pas non plus aujourd’hui.

— Tanya…

— Écoutez-moi. J’ai la conviction que je peux mieux piloter l’Indomptable que tous ces mirliflores leurs vaisseaux fantoches. À un contre un, je les dézinguerais tous. Mais ils sont une tripotée et il me faut quelqu’un pour veiller au grain, surveiller le tableau général et devancer Môssieu le Médaillé. Vos souvenirs déstabilisants sont donc malvenus. Si jamais vous avez la bloblote, on est foutus. Allez-vous paniquer ?

— Non ! »

Elle retroussa les lèvres, dévoilant ses dents en un demi-sourire qui tenait plutôt du grondement. « Et comment ! Ça ne vous est jamais arrivé et ça ne vous arrivera jamais. Balancez-moi ces vétilles, jetez-les aux orties ou faites ce qu’il faut pour vous en débarrasser jusqu’à ce que nous ayons flanqué une déculottée à ces gars. En êtes-vous capable ou devons-nous appeler un médecin ici pour vous soigner la tête ?

— Oui ! » Ce n’est qu’après avoir prononcé ce mot qu’il prit conscience du calme et de la fermeté qu’il lui avait imprimés. « J’en suis capable. Mais appelez quand même un toubib. Chacun ici peut voir que je suis secoué et je tiens à montrer que je gère mon stress intelligemment. Je vous remercie. Qu’ai-je bien pu faire pour vous mériter ?

— Pas suffisamment. Je vous en ferai part le moment venu. Mais je ne fais que mon devoir, amiral. Je le ferais aussi si un autre que vous était assis dans ce fauteuil, ne l’oubliez pas. » Desjani lui lâcha le poignet et se radossa à son siège, puis elle entreprit de tapoter sur ses touches de com. « Infirmerie, nous avons besoin d’un contrôle médical sur la passerelle. Rien de grave, pure mesure de précaution. »

Geary se massa le menton et jeta quelques regards discrets autour de lui. Comme il s’y était attendu, chacun feignait de n’avoir rien remarqué d’inhabituel dans le comportement de l’amiral et de son commandant de pavillon. Se montrer capable de feindre l’indifférence devant un supérieur est quasiment une garantie de survie dans la flotte, sinon dans toute l’histoire militaire de l’humanité. « Très bien. Il nous reste encore une paire d’heures, même si nous n’accélérons pas pour nous repositionner. » Geary avait appris à employer les termes adéquats : meurtrie par un siècle de guerre et obnubilée par les questions d’honneur, la flotte ne fuyait pas ni ne se repliait ; elle se repositionnait. « Nous avons sur eux quelques avantages.

— En effet. Nous sommes plus rapides. » Desjani montra son écran. « Nous sommes plus volumineux que leurs mégacroiseurs, mais, proportionnellement, nos principales unités de propulsion sont plus grosses que les leurs, de sorte que notre rapport masse/poussée est meilleur. Si l’on part du principe que nos tampons d’inertie sont aussi supérieurs aux leurs, nous devrions pouvoir virer et accélérer plus vite qu’eux. »

Geary fixa son écran en fronçant les sourcils. « Rien d’autre ?

— Ils sont moins bien cuirassés. » Elle consulta le sien, le front plissé. « En termes d’armement, ça ne colle pas. Ils devraient disposer de beaucoup plus d’armes que nous n’en voyons. Je ne peux pas en dire davantage en l’occurrence. Peut-être n’ont-ils pas de générateurs de champs de nullité, mais, pour nous servir du nôtre, il faudrait nous approcher effroyablement près d’eux, et ils pourraient avoir quelque chose de différent mais d’aussi efficace.

— Rien de bon de ce côté-là, donc. Quoi d’autre ?

— Vous. »

Geary se sentit sourire. « Et vous. Le meilleur pilote de la flotte. »

Au tour de Tanya de sourire. « Et mon équipage, ajouta-t-elle. De vieux chevaux de retour. On connaît notre boulot. »

Il s’accorda un temps de réflexion, que vint interrompre l’officier des trans. « Commandant, on reçoit un message des autorités du Système solaire.

— Transmettez à l’amiral Geary et à moi-même », ordonna Tanya.

Geary fixa d’un œil attentif la fenêtre virtuelle qui venait de s’ouvrir. Il s’était plus ou moins attendu à ce que les gens de la Vieille Terre fussent différents : plus âgés, plus sages, plus intelligents. Mais les deux hommes et la femme qui lui faisaient face ne différaient en rien de ceux avec qui il avait parlé jusque-là. Sinon par le cerne de fatigue bleuâtre qui soulignait leurs yeux et l’impression d’une sorte d’ancestralité intemporelle que donnait leur visage. Leur tenue, qui ne ressemblait en rien aux uniformes chamarrés d’outre-Sol, était d’une coupe relativement sobre et dans des couleurs évoquant un éclat quelque peu fané mais encore intense.

« Bienvenue au vaisseau Indomptable de l’Alliance, déclara une des deux femmes. L’annonce de votre rencontre avec une espèce intelligente non humaine, dont nous pourrions prochainement recevoir les ambassadeurs puisque vous les avez conduits jusqu’ici, nous a follement enthousiasmés.