« Les six grandes lettres désignent le Kansas, lut le Terrien. Les plus petites Lyons. Cette ville même. Ce doit être un souvenir. Peut-être de sa famille. Fabriqué à l’époque où cette ville était encore animée et où la végétation y poussait encore, comme elle ne tardera plus à revenir. Il l’a emporté dans l’espace pour qu’il lui rappelle son pays.
— Nous savons donc à présent pourquoi les Danseurs voulaient venir ici, déclara Rione. Pour l’y ramener. »
Tous restèrent cois un long moment. Les Danseurs attendaient toujours devant l’écoutille de leur navette, en silence. Les seuls bruits audibles étaient les sifflements du vent dans les ruines.
« Pourquoi ne nous ont-ils pas expliqué pourquoi ils y tenaient tant ? finit par demander Desjani.
— Comment auraient-ils bien pu nous l’expliquer ? rétorqua Charban. Apparemment, ils éprouvaient comme l’obligation de rapatrier ce corps. S’ils nous avaient dit à Varandal qu’ils le détenaient, nous aurions exigé qu’ils nous le remettent. Qu’aurions-nous fait si, pour quelque raison qu’ils n’auraient su nous expliquer, ils avaient refusé de nous livrer la dépouille ?
— Nous aurions interprété ce geste de travers », laissa tomber Rione.
Le docteur Nasr s’agenouilla près du conteneur avec les restes du major Crabaugh. « Je ne décèle aucun signe d’une autopsie ni d’aucune autre procédure invasive. S’ils ont examiné son corps, ils ont uniquement recouru à des méthodes d’investigation non invasives.
— Ils l’ont respecté », traduisit Costa, l’air fâchée. Mais, à la voir fusiller du regard ses propres congénères, on se rendait compte que sa colère n’était pas dirigée contre les Danseurs. « Ils ne l’ont pas dépecé, n’ont pas profané sa dépouille, ne l’ont pas traité comme un animal inconnu découvert un matin devant leur porte. Bien au contraire, ils se sont comportés avec lui comme s’il était… » Elle cherchait ses mots.
« Un des leurs », l’aida Nasr. Il se leva mais continua de fixer le défunt. « Ils ignoraient d’où il venait, qui il était et même ce qu’il était. Son apparence différait énormément de la leur, peut-être le trouvaient-ils aussi hideux qu’eux-mêmes le paraissent à nos yeux. Mais ils ont examiné les artefacts qu’il avait sur lui, l’ont étudié lui-même et ont vu en lui un être qui devait leur ressembler à maints égards. Un être dont les restes méritaient le respect. Un être nanti d’une famille et d’un foyer, qui tous deux attendaient peut-être son retour. Ils l’ont regardé et ont ignoré les différences. Ils n’ont vu que ce que cet humain avait de commun avec eux et, quand ils l’ont pu, ils ont rapatrié sa dépouille soigneusement préservée.
— Ils nous font honte », déclara la sénatrice Suva. Elle se tenait très droite et des larmes coulaient sur ses joues. « Ils nous font honte. Nous n’aurions pas fait aussi bien. Nous ne l’avons jamais fait et, même après des siècles de prétendu progrès, nous continuons de ne voir que ce qui nous sépare.
— Je refuse d’éprouver de la honte, marmotta Costa en défiant Suva du regard. Je ne leur serai jamais inférieure. Ce qu’ils peuvent, je le peux aussi. »
Suva hésita une seconde puis secoua la tête. « On peut toujours essayer.
— Nous les avons si longtemps cherchés, affirma Sakaï, debout près de Geary. Pendant des siècles nous avons tenté de trouver des êtres qui nous ressembleraient mais seraient pourtant différents. Cela fait, nous avons cru que nous pourrions apprendre d’eux, quels qu’ils soient, ils verraient en nous-mêmes ce que nous n’y voyons pas. Les philosophes avaient raison, semble-t-il. Mais le savoir ne suffira pas à surmonter la folie humaine.
— Nous ne savons même pas si nous interprétons correctement leur geste, intervint Geary d’une voix si basse que seuls Sakaï et Desjani l’entendirent. Mais je ne crois pas avoir envie de creuser cette éventualité. Peut-être vaudrait-il mieux laisser pour l’instant en suspens la question de ce que nous avons cru y voir. »
Tanya tendit le bras pour s’emparer du poignet de Geary. « Ces questions-là me dépassent. Je ne suis qu’un capitaine. Nous avons amené les Danseurs ici et ils ont fait ce qu’ils voulaient faire. Et maintenant ? »
Geary balaya du regard les décombres de la ville, les restes enfin rapatriés du major Crabaugh, les Danseurs dans leur cuirasse et les hommes et femmes de l’Alliance et du Système solaire ; puis l’herbe nouvelle qui, pointant çà et là, commençait à évoquer celle de l’antique émail. Le passé pesait lourdement sur la Vieille Terre, pourtant le vivant se tournait vers l’avenir.
« Rentrons à la maison, dit-il. Dès que l’équipage aura fini de visiter le Foyer, que les sénateurs et les autorités terriennes auront achevé leurs pourparlers et que les cérémonies seront terminées, rentrons chez nous. On a du pain sur la planche. »
Note de l’auteur
Il y a eu du changement dans le coin.
Vers le milieu du XXe siècle (à la fin des années 1960 pour être précis), j’ai vécu quelques années sur l’île de Midway, au milieu de l’océan Pacifique. À l’époque, les satellites TV étaient encore… eh bien, de la science-fiction. Les seules émissions que nous captions sur l’île étaient de vieux programmes diffusés quelques heures, quotidiennement, par l’unique station locale. Même les plages de sable blanc, le magnifique lagon protégé par une barrière de corail et les clowneries des albatros commençaient à m’ennuyer. Je savais déjà lire lorsque ça m’est arrivé, et je lisais surtout des livres d’histoire.
Mais il y avait d’autres distractions accessibles au centre cinématographique de la base. En matinée, les samedis et dimanches, on passait parfois un épisode d’une heure de séries comme Mission impossible, La Grande Vallée ou Star Trek (la série originale, bien entendu). Alors que le reste du monde suivait les aventures de Kirk, Spock et McCoy sur de petits postes de télé, je les voyais, moi, sur grand écran.
Lorsque j’ai commencé à écrire, je me suis rendu compte que mes histoires trahissaient ces influences. L’Histoire avec un grand H était certes une source d’inspiration, et Star Trek m’avait apporté la preuve que la SF pouvait être excitante et drôle tout en incitant à la réflexion. En même temps, la série m’avait fait clairement comprendre l’importance des personnages. Certes, les astronefs étaient chouettes, mais, sans les protagonistes qui vivaient à leur bord, qui affrontaient des péripéties mouvementées et faisaient de leur mieux pour survivre dans des circonstances parfois écrasantes, ces histoires n’auraient pas été les mêmes.
De nombreux autres éléments sont entrés dans la composition de la série de « La Flotte perdue ». Ces influences premières forment sans doute son noyau dur, mais, quand un romancier crée des personnages, ceux-ci peuvent parfaitement influencer le récit en lui soufflant ce qu’ils feraient ou ne feraient pas, en l’incitant à leur faire arrêter des décisions différentes de celles qu’il avait prévues à l’origine. Alors que j’écrivais celui de Black Jack, le personnage m’a plus d’une fois surpris. Il s’est trouvé des amis et des alliés, a triomphé d’un grand nombre d’ennemis divers et noué une relation très étroite avec certain commandant de croiseur de combat. Quand l’occasion s’est présentée de lui faire visiter de nouvelles planètes et d’affronter de nouveaux défis, j’ai accepté avec plaisir de poursuivre ses aventures dans « Par-delà la frontière ».