Geary grommela une vague réponse sans cesser de fixer son écran. Les estafettes étaient de simples compartiments de petite taille destinés à l’équipage, au stockage et aux commandes, et fixés à des unités de propulsion principales surdimensionnées ainsi qu’à un réacteur conçu pour des bâtiments du double de leur taille. Construites pour se déplacer rapidement, elles avaient déjà atteint 0,1 c et continuaient d’accélérer.
Dans l’espace du saut, les vaisseaux humains ne voyagent pas réellement plus vite que la lumière. Ils contournent cette limitation en se rendant ailleurs, dans une autre dimension ou un univers différent. Les experts ignorent toujours auquel des deux correspond l’espace du saut, mais ils savent au moins que les distances y sont beaucoup plus courtes que dans notre propre univers. Une semaine se traduit par le franchissement d’une distance équivalente à celle de plusieurs années de transit dans l’espace conventionnel. Curieusement, peu importe la vélocité à l’entrée dans l’espace du saut ou à son émergence. La durée du voyage ne dépend que de la distance à couvrir.
L’hypernet résout les problèmes posés par la vitesse de la lumière grâce à une autre méthode, recourant à la physique quantique, qui projette littéralement l’astronef dans une bulle de néant n’existant nulle part, créée à un portail et réapparaissant à un autre connecté au premier, sans pour autant qu’il se soit déplacé techniquement parlant.
Ces deux phénomènes restent pour le moins singuliers.
Mais ce qui se produit quand un appareil pousse de plus en plus sa vélocité dans l’espace conventionnel l’est encore davantage. La théorie de la relativité en avait prophétisé les étranges conséquences physiques bien avant que les hommes n’en eussent fait l’expérience. Les objets approchant de la vitesse de la lumière gagnent en masse en même temps que le temps se ralentit pour eux, relativement au monde extérieur. Pour un observateur situé en dehors, les objets semblent d’autant plus se raccourcir qu’ils se déplacent plus vite. Théoriquement, pour l’univers extérieur, un vaisseau voyageant à la vitesse de la lumière devrait se présenter sous la forme d’une masse infinie de longueur nulle, où le temps ne s’écoulerait pas.
Pour ceux qui seraient à l’intérieur, en revanche, masse et longueur resteraient identiques à elles-mêmes, mais la vision qu’ils auraient du monde extérieur s’altérerait : plus leur vélocité serait grande et plus il leur paraîtrait gauchi, distordu. La distorsion relativiste devient déjà un problème important à 0,1 c, encore que les senseurs et les systèmes de combat conçus par les humains soient capables de la compenser avec précision jusqu’à 0,2 c. Au-delà, les marges d’erreur deviennent trop grandes pour permettre à la technologie existante de compenser les distorsions relativistes, et le problème déjà extrêmement épineux de toucher un objet volant à des dizaines de milliers de kilomètres par seconde devient ce que les ingénieurs de la flotte traduisent dans leur jargon par ce terme technique : TFI. Trop foutrement impossible.
À en croire les projections des systèmes de combat, ces estafettes auraient accéléré jusqu’à 0,2 c et au-delà quand elles entreraient dans l’enveloppe d’engagement des vaisseaux de Geary. Dans la mesure où ceux-ci voyageaient à près de 0,1 c, la vitesse de rapprochement cumulée dépasserait 0,3 c, ce qui aurait un impact dévastateur sur la précision des tirs.
Desjani secoua la tête en se mordant les lèvres. « Nous pourrions ralentir pour réduire la vélocité relative, mais cela compliquerait pour nos vaisseaux la tâche d’esquiver les tentatives de télescopage. »
Geary hocha la tête. « Il nous faudrait être au point mort pour réduire à 0,2 c la vitesse relative d’engagement, et, même si nous le voulions, nous n’aurions pas le temps de ralentir autant la flotte. Si nous continuons à augmenter la vélocité, nous aurons sans doute plus de mal à faire mouche, mais il nous sera aussi plus facile d’esquiver les assauts, tandis que les estafettes rencontreront plus de difficultés pour toucher leurs cibles. J’accélérerai à la dernière minute. L’accroissement de la vélocité ne nous posera guère plus de problèmes de précision que ceux qu’il nous faudra déjà affronter, mais il pourrait en revanche détourner de leur trajectoire les estafettes chargées de nous éperonner. »
Ces petits vaisseaux continuaient de foncer sur la flotte et d’accélérer, et les projections des trajectoires des soi-disant appareils « commerciaux » syndics visaient désormais, sans le moindre doute, le cœur de la formation de l’Alliance, où l’Invulnérable formait certainement la plus grosse cible de toute l’histoire. Serait-ce l’Invulnérable qu’ils visent ? Ou bien les Danseurs, qui récemment, pour des raisons qui leur sont propres, ne cessent de se regrouper autour de lui ? À moins qu’il ne s’agisse des auxiliaires et des transports d’assaut, qui eux aussi se trouvent dans cette partie de ma formation ? Ces estafettes sont en nombre suffisant pour les cibler presque tous. « À toutes les unités de la première flotte, ces vaisseaux qui arrivent sur nous sont programmés pour une mission suicide. Changez de vecteur à intervalles aléatoires pour déjouer leurs attaques et procédez à des modifications de trajectoire individuelle encore plus amples dès qu’il devient trop tard pour l’assaillant de compenser. Que toutes les unités protègent les transports d’assaut, les auxiliaires et l’Invulnérable.
— Vous avez fait le maximum, marmonna Desjani, le regard rivé sur son écran.
— Ce n’est pas suffisant.
— Tout dépend de ce qu’on entend par “suffisant”. » Ses yeux cherchèrent ceux de Geary. « Nous avions l’habitude de perdre la moitié de nos vaisseaux même quand nous l’emportions. Nous pouvons en perdre quelques-uns aujourd’hui. C’est aux vivantes étoiles et à l’habileté de chaque commandant d’en décider. »
Il aurait volontiers protesté mais aucun argument ne lui venait à l’esprit, de sorte qu’il resta coi. Quelque chose le taraudait toutefois, une idée qui aurait pu avoir son utilité mais qui s’entêtait à lui échapper.
Puis ça lui revint, presque trop tard pour en faire usage. Ses yeux se braquèrent sur le compte à rebours du délai estimé pour la collision avec les estafettes, dont les chiffres s’égrenaient si vite que le relevé numérique restait flou. « À toutes les unités de la première flotte, exécutez la formation Fox-trot 3 modifiée à T quarante et un.
— Fox-trot 3 modifiée ? s’étonna Desjani sans quitter son écran des yeux. Oh, ça pourrait marcher.
— Ça ne peut pas nuire. » Geary marqua une pause pour s’efforcer de minuter son intervention suivante puis enfonça quelques touches de son unité de com. « À toutes les unités de la première flotte, accélérez à 0,1 c. »
Elles n’y parviendraient pas. Même les vaisseaux les plus aptes à accélérer, croiseurs de combat, croiseurs légers et avisos, auraient le plus grand mal à bondir en avant à ces vélocités croissantes. Mais l’espace est immense, le plus grand vaisseau humain reste infinitésimal face à cette immensité et, compte tenu de la vitesse à laquelle les bâtiments de l’Alliance et les estafettes syndics se précipitaient les uns vers les autres, la plus infime embardée dans la projection d’une trajectoire pouvait se traduire par un frôlement au lieu d’une collision.