— Alors ?
— Les fantômes, amiral ! Ces Syndics déambulent tout seuls ou à deux dans le noir, et dans des secteurs du bâtiment où nous-mêmes ne nous rendons qu’en escouade ! L’un d’eux a dû craquer et se mettre à tirailler au hasard.
— Qu’ils paniquent serait plutôt positif, non ?
— Bien sûr, amiral, répondit le major Dietz, en s’efforçant manifestement d’expliquer patiemment à ses supérieurs ce qu’ils auraient dû comprendre depuis un bon moment. Sauf s’ils ont des armes nucléaires. »
Geary aspira une longue goulée d’air entre ses dents. Des soldats isolés détenant des armes nucléaires et assaillis par une foule de spectres invisibles ? « Stoppez-les avant qu’ils ne perdent les pédales et ne fassent exploser ce bâtiment de l’intérieur ! ordonna-t-il à ses deux interlocuteurs.
— C’est l’idée générale, amiral, déclara Carabali. Entrez dès que vous êtes prêts ! commanda-t-elle à Dietz.
— J’en tiens une ! » hurlèrent en même temps Desjani et le lieutenant Castries, faisant tressaillir Geary.
Il se concentra de nouveau sur son écran et y vit vaciller le symbole d’une navette syndic, à mesure que les senseurs de la flotte décelaient d’infimes indications de sa présence. Un des croiseurs légers les plus proches acquit une solution de tir, et une lance de l’enfer la transperça.
Un instant plus tard, ses systèmes furtifs endommagés flanchant, la navette clignota puis apparut en pleine vue. Une douzaine d’autres faisceaux de particules la déchiquetèrent aussitôt.
« En voilà une autre », fit Desjani. Les signes de la présence d’une deuxième navette clignotaient à leur tour sur son écran. « On les a coincées à l’intérieur de la formation de recherche. Si elles ne bougent pas, les loger ne sera plus qu’une question de temps. Si elles bougent, ce sera encore plus rapide. »
Geary dut faire un réel effort de volonté pour s’arracher à la quête des navettes sans pour autant reporter son attention sur la situation à bord de l’Invulnérable mais pour la concentrer plutôt sur le tableau général et toute la région de l’espace proche de la flotte. « L’attaque suicide était une diversion, au moins en partie, rappela-t-il à Desjani. Peut-être est-ce également vrai de l’abordage. »
Elle ravala une réplique cinglante pour réfléchir. « Peut-être. Mais je ne vois rien pour l’instant, et personne ne peut camoufler plus gros qu’une navette sans que nos senseurs le détectent. Personne d’humain, je veux dire, et je serais très surprise que les Danseurs aient partagé leur technologie furtive avec les Syndics. »
Les vaisseaux visibles les plus proches étaient des cargos syndics qui, tous, se trouvaient à plus de trente minutes-lumière des bâtiments de l’Alliance. Geary prit le temps d’étudier son écran, mais lui non plus ne repéra rien. « J’aimerais voir ce qui se passe à l’intérieur de l’Invulnérable, capitaine Desjani, déclara-t-il.
— Bien sûr. Lieutenant Castries ! appela Tanya. Tenez le compte des navettes syndics qui explosent. Je surveille tout le reste pendant que l’amiral se charge d’observer l’abordage de l’Invulnérable. » Elle baissa la voix. « Allez-y. On tient le restant à l’œil.
— Prévenez-moi si vous croyez avoir repéré quelque chose…
— Je combats les Syndics depuis plus longtemps que vous, Black Jack ! Je connais mon boulot !
— Oui, commandant. J’en suis encore à apprendre le mien. » Il se concentra sur la situation à bord de l’Invulnérable, le lieutenant Castries venant d’annoncer la détection et la destruction de deux autres navettes furtives.
Le supercuirassé restait le problème le plus urgent pour l’heure. Ce n’était que de son bord, du moins si l’équipe d’abordage syndic parvenait à sécuriser ses positions et à menacer de le détruire de l’intérieur, qu’on pourrait infliger à la flotte un nouveau coup dévastateur.
Le nombre des images transmises par les fusiliers restait relativement restreint, puisque deux compagnies seulement se trouvaient pour l’instant à bord de l’Invulnérable. La moitié d’entre elles restaient d’ailleurs pratiquement fixes dans la mesure où les unités qui les transmettaient étaient tapies en position défensive.
Mais d’autres se déplaçaient. Geary en sélectionna une en tapotant sur l’image d’un chef d’escouade, dont le casque lui retransmit aussitôt ce que voyait son propriétaire.
La fenêtre qui venait de s’ouvrir sous ses yeux présentait la vue qui s’offrait à ce dernier, y compris tous les symboles apparaissant sur la visière de son casque, tandis qu’il arpentait les coursives obscures et désertes de l’Invulnérable. Un frisson dévala l’échine de Geary au souvenir des fantômes bofs qui les hantaient.
Le soldat qu’il observait était nerveux ; c’était une femme, et la vue qui s’offrait à elle ne cessait de changer à mesure qu’elle s’évertuait à déceler les présences invisibles qui l’entouraient. Mais sa voix restait ferme et assurée pour guider son escouade dans ce dédale de coursives. En l’absence de gravité, les fusiliers devaient se haler à la force des poignets. « Pas trop vite, lança-t-elle. Ils sont en combinaison furtive intégrale. Fiez-vous aux indications. ’Ski, réveille-toi et ouvre l’œil, bordel !
— Je l’ouvre, sergent.
— Tu parles ! »
Les fantassins descendirent une coursive enténébrée en jouant des pieds et des mains, prirent à gauche à un carrefour, remontèrent en flottant une échelle conçue pour des extrémités bien plus petites que celles des humains puis dévalèrent une autre coursive. Leurs constantes patrouilles les avaient familiarisés avec la topographie du vaisseau extraterrestre, et ils pouvaient se déplacer en ne consultant qu’occasionnellement les plans du vaisseau qu’affichait l’écran de leur visière. « Faites gaffe, les prévint leur chef d’escouade. Le major affirme qu’ils sont dans les parages.
— Quelque chose arrive sur nous, sergent !
— Je n’ai aucun signe de mouvement, Tecla.
— Là. Regardez ! Comme si des gens en combinaison furtive se déplaçaient beaucoup plus vite qu’ils ne le devraient, en bousculant des trucs.
— Vu ! Ils viennent sur nous. Attendez qu’ils aient tourné l’angle. »
Mais le soldat invisible des forces spéciales syndics ne tourna jamais l’angle. Il (ou elle) avait dû regarder en arrière en fonçant à toute blinde, parce que la coursive résonna soudain du bruit d’un impact comme s’il avait heurté la cloison en ratant le virage.
« On les tient ! » beugla un fusilier en faisant feu.
Les tirs parurent ricocher sur un objet invisible puis l’image d’un humain en cuirasse de combat se dessina, criblée un instant plus tard d’une douzaine de balles avant que le Syndic eût pu réagir.
Geary se frotta les yeux, tout en essayant de s’imaginer ce que l’homme avait fui : des Bofs l’entourant de toutes parts, fantômes authentiques ou fantasmes engendrés par un ultime système défensif voire la structure même du vaisseau, ainsi que l’avait suggéré le capitaine Smyth ? En tout cas, ça semblait assez réel pour secouer n’importe qui.
Il bascula sur le circuit vidéo d’un autre chef d’escouade qui, lui, s’approchait de la principale salle de contrôle factice de l’ingénierie. Les fusiliers arrivaient par vagues précipitées, couverts par plusieurs de leurs compagnons pendant qu’ils se ruaient en avant, pour ensuite couvrir à leur tour ces derniers. Ce n’était certes pas la méthode de progression la plus rapide qui fût, mais Geary pouvait comprendre qu’on y recourût contre un ennemi invisible, en dépit du besoin d’accéder en vitesse à ce compartiment.