Et ces Syndics le savaient certainement. Le savaient-ils déjà au moment de se lancer dans cette entreprise ? Ou bien ne l’avaient-ils compris qu’en se retrouvant piégés à bord de l’Invulnérable, alors qu’était déjouée leur attaque initiale, que leur nombre diminuait rapidement et que les fantômes bofs les harcelaient mentalement ?
« Offrez-leur une planche de salut, reprit lentement Geary. Dites-leur que je leur donne ma parole d’honneur, officielle et dûment enregistrée, que tous ceux qui se rendront et accepteront de coopérer seront épargnés.
— Je veillerai à ce que cette proposition leur parvienne », promit Carabali. Son expression n’avait pas varié, mais, au seul son de sa voix, on sentait qu’elle donnait son assentiment à une ligne d’action dont elle savait déjà qu’elle n’aurait aucune chance de succès. Elle marqua une pause, le front plissé, pour écouter un rapport que lui faisait quelqu’un hors champ. « Amiral, le prisonnier que nous avons interrogé semble avoir été soumis à un conditionnement mental. »
Pourquoi de telles nouvelles continuaient-elles de le surprendre ? « De quel genre ?
— Ce n’est pas encore très net. Toute question relative à son passé militaire engendre des réactions cohérentes avec un lavage de cerveau. Peut-être sont-ils incapables d’admettre qu’ils appartiennent, ou appartenaient, aux forces spéciales. » Carabali fit la grimace. « Comme d’ailleurs de se rendre. S’ils s’y refusent ou en sont incapables, nous devrons prendre les mesures qui s’imposent.
— Je vois. » Ayant été témoin des répercussions d’un tel blocage sur la personnalité du commandant Benan, Geary n’avait aucune peine à comprendre que les Syndics soumis à ce conditionnement fussent dans l’impossibilité de surmonter celui qu’on avait implanté dans leur cerveau. Et aussi pourquoi le général des fusiliers avait soulevé le problème devant lui. En tant que commandant en chef, Geary avait la responsabilité de clairement évincer ou ordonner telles ou telles mesures. « Vous devrez prendre toutes les décisions nécessaires pour éradiquer la menace posée par ces Syndics à l’Invulnérable et à notre personnel à bord de ce bâtiment. Tels sont vos ordres.
— Oui, amiral. Les préparatifs sont en cours. Nous vous informerons avant d’entrer. »
Dès la fin de sa conversation avec Carabali, Geary se radossa en s’efforçant de détendre ses muscles noués. Il n’avait pourtant nullement besoin de se raidir ou de se ramasser pour se préparer à bondir quand il regardait intervenir des fusiliers, mais on ne triomphe pas aisément de ses instincts. En outre, s’adosser mollement à son siège, dans une posture relaxée, pour voir des hommes et femmes risquer leur vie pour de bon et pas dans une production vidéo lui aurait paru immoral.
« Quand les fusiliers vont-ils entrer ? demanda Desjani.
— Où avez-vous entendu dire qu’ils allaient entrer ?
— Tous les canaux officieux de la flotte s’en font l’écho. Ironique, non ? »
Geary lui jeta un regard. « Comment ça ?
— Les plans des Syndics ont échoué parce que les fantômes bofs ont flanqué la trouille à leur équipe d’abordage. Les Bofs nous aident à défendre ce vaisseau.
— Dommage que les fantômes bofs ne soient pas aussi capables de désarmer un engin nucléaire. Y a-t-il eu des survivants dans les navettes syndics ? »
Desjani secoua la tête. « Nân. Pas étonnant. Quand un vaisseau s’acharne sur une navette, il n’en reste d’ordinaire pas grand-chose. Mais j’ai ordonné à quelques destroyers de récupérer des débris. Ils pourraient servir de preuve contre les Syndics.
— Cela ne saurait nuire. Mais ne soyez pas trop surprise s’ils ne trouvent rien. Tout le matériel appartenant aux soldats syndics montés à bord de l’Invulnérable a été complètement nettoyé.
— Le bruit court qu’on aurait fait au moins un prisonnier.
— Et les premiers résultats laissent entendre que les soldats syndics eux-mêmes auraient été nettoyés. Blocages mentaux. »
Tanya le fixa. « Nos ancêtres nous préservent ! Pourquoi les gens vivant sous la férule des Mondes syndiqués ne se sont-ils pas soulevés pour réduire en lambeaux leurs foutus CECH ?
— Que je sois pendu si je le sais. » Geary songea à certains systèmes stellaires qu’ils avaient visités. « Certains ont dû le faire, j’imagine. C’est sans doute pour cette raison que les CECH tentent tout et n’importe quoi contre nous. Ils doivent trembler de peur à l’idée de ce qui leur pend au nez s’ils montrent le premier signe de faiblesse.
— Ils s’efforcent de sauver leur peau en rendant leurs propres citoyens encore plus enragés contre eux ? Ouais… ça pourrait marcher. »
Sans doute Geary partageait-il son opinion quant à la future extension, tôt ou tard, des révoltes suscitées par la stratégie du gouvernement central syndic ; il n’empêche qu’à court terme la flotte et lui-même devraient affronter les tactiques de plus en plus tortueuses et désespérées qu’adoptaient les CECH pour tenter de survivre.
Il scruta son écran. La flotte s’éloignait du portail de l’hypernet, ses destroyers et croiseurs légers toujours déployés autour de l’Invulnérable et le long de sa trajectoire. Rien n’encombrait plus son chemin… Non, on ne voyait strictement rien devant, rectifia-t-il de tête, sauf quelques vaisseaux marchands syndics dont le plus proche se trouvait encore à près de vingt-quatre minutes-lumière. « Tanya, calculez-nous un cap vers le point de saut pour Simur. Faites au plus large, en adoptant une trajectoire plus longue que nécessaire au cas où autre chose nous guetterait encore au passage.
— Pas de problème, amiral. Exécution immédiate ?
— Non. Laissez en suspens. J’aime autant éviter de déplacer l’Invulnérable tant que nos soldats n’auront pas fini le boulot. »
Son regard se reporta sur l’écran. Sobek ne disposait que d’un unique point de saut, de sorte qu’en émergeant du portail et en quittant l’hypernet on ne pouvait se rendre qu’à Simur. De là, la flotte pourrait sauter vers Padronis et de Padronis vers Atalia. Le système de Varandal, dans l’espace de l’Alliance, pouvait être atteint depuis Atalia. Le trajet n’était pas si long, mais bien trop prévisible si d’aventure les Syndics avaient disposé d’autres pièges. Ce n’est point tant Sobek elle-même que la limitation de nos choix à partir de Sobek. De Sobek à Simur puis à Padronis si nous voulons rentrer chez nous. Atalia ne coopérait déjà plus avec le gouvernement central syndic à notre dernier passage, mais chaque système stellaire sur son chemin sera sans doute pour nous un défi à relever.
Un nouvel appel l’arracha à ses dernières inquiétudes. Rione arborait cet air glacial qui trahissait une colère retenue, mais qui, heureusement, n’était pas dirigée contre lui.
« Si vous comptiez sur la diplomatie et les négociations pour résoudre le problème de l’Invulnérable, vous devriez peut-être envisager d’autres solutions, déclara-t-elle.
— Je ne comptais pas dessus. Il me semblait plutôt que ça valait la peine d’essayer, admit-il. Vous ne voyez donc aucun autre moyen que l’action pour en finir ? »
Elle secoua la tête. « Peut-être est-ce la faute de l’environnement ou parce qu’ils se sentent acculés, mais la femme avec qui j’en discute ne cède pas un pouce de terrain alors même qu’elle me semble ébranlée. C’est exactement comme de parler à des gens qui ont le dos au mur. Ils savent qu’ils ne peuvent pas fuir, mais ils ne renoncent pas. Je ne suis pas certaine que vous pourriez tenir parole à notre retour dans l’espace de l’Alliance, mais ça n’a pas d’incidence puisque notre proposition n’a rien changé à sa résolution. Ils n’ont pas l’air disposés à croire aux promesses de responsables officiels.