Le caporal semblait lui aussi avoir oublié de respirer. « Et maintenant quoi, mon commandant ? haleta-t-il.
— Recyclez les fils, conseilla Plant comme si elle n’avait rien supervisé de plus dangereux que la réparation d’une roue de bicyclette voilée. Je préconise en outre qu’on place la bombe au bout d’un crochet de levage et qu’on la balance dans le vide par le sas le plus proche. On peut encore en tirer une petite explosion et il serait absurde de prendre ce risque.
— Une petite explosion ? » répéta l’amiral Lagemann en se demandant manifestement à quel niveau de violence correspondait ce qualificatif dans l’esprit de l’ingénieur de l’armement. Mais, s’il avait eu l’intention de lui poser la question, il préféra s’en abstenir. « Vous n’en avez pas besoin aux fins d’étude ou d’exploitation ?
— Non, merci, amiral. Nous en avons déjà examiné quelques-unes. Je vois mal ce que celle-ci pourrait encore nous apprendre.
— Nous ne pourrions sans doute glaner aucune réponse aux questions d’ordre technique en la disséquant, néanmoins nous devrions examiner ces deux engins nucléaires pour relever tout numéro de série ou indice permettant de leur trouver une origine syndic précise, rectifia le capitaine Smyth. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, amiral Geary, je peux demander au Tanuki d’envoyer une navette pour collecter ces deux bombes désactivées.
— Amiral Lagemann ? questionna Geary.
— Je crois parler au nom de tous ceux qui se trouvent à bord de l’Invulnérable en affirmant qu’il vaudrait mieux nous débarrasser de ces deux bombes le plus tôt possible, répondit celui-ci. Le capitaine Smyth peut en disposer à sa guise.
— Beau travail, caporal, lança le major Dietz à Maksomovic.
— Merci, major. Je dois reconnaître que j’aurais été bien plus fébrile si la minuterie de cet engin avait égrené un compte à rebours pendant que je travaillais dessus.
— La minuterie ? s’étonna la commandante Plant. Oh, vous n’auriez pas eu à vous en inquiéter. Les minuteries des Syndics sont factices. Dès qu’on arme la bombe et qu’on déclenche sa minuterie, elle explose. »
Un long silence fit suite à cette information.
« Vraiment ? finit par demander l’amiral Lagemann. J’avais bien entendu des rumeurs à cet égard, mais…
— Elles étaient fondées, amiral. Réfléchissez-y. Si votre cible est assez importante pour qu’on gaspille une bombe nucléaire dessus, allez-vous vraiment prendre le risque de voir quelqu’un se pointer pour la désactiver pendant le compte à rebours ?
— Mais qu’advient-il de celui qui l’a posée et a activé la minuterie ? »
La question eut l’air d’intriguer la commandante Plant. « L’individu se tiendrait près d’une fusion nucléaire, amiral. Il n’aurait même pas le temps de savoir ce qui l’a frappé avant de disparaître. Et “disparaître” est le mot. Il n’en resterait plus rien. Du plasma, peut-être. Quelques particules chargées. Voilà tout.
— Mais… nous avons des bombes portatives, nous aussi », dit lentement le caporal Maksomovic.
Cette fois, le silence s’éternisa, non exempt d’un certain malaise.
« Nous ne sommes pas des Syndics ! affirma le capitaine Smyth avec une sorte de joyeuse désinvolture quelque peu exubérante. Mettons un terme à ces bavardages oiseux, voulez-vous, et débarrassons-nous de cette bombe désactivée. »
Se souvenant à temps du vieux dicton selon lequel il vaut mieux ne pas poser la question quand on ne tient pas réellement à connaître la réponse, Geary coupa la connexion pour se tourner vers Desjani. « Très bien. La situation est entièrement rétablie à bord de l’Invulnérable. Reprenons une formation régulière et filons vers le point de saut pour Simur. Quelle trajectoire avez-vous finalement adoptée ? »
Desjani lui transmit le plan de manœuvre en souriant.
Geary le consulta, l’examina plus attentivement puis hocha favorablement la tête. « Au lieu de couper par la frange extérieure du système, vous ne préféreriez pas plonger vers l’étoile puis remonter en boucle vers le point de saut ?
— Ça rallonge le trajet d’une heure-lumière, et les Syndics ne peuvent en aucun cas nous avoir réservé des surprises sur cet itinéraire, promit Desjani.
— Vous avez raison. Pour ma part, je ne me serais pas autant éloigné de la trajectoire optimale, ce qui leur aurait laissé l’occasion de préparer une autre attaque. Nous allons suivre cette route. Je dois néanmoins vérifier une dernière chose avant. »
Il rappela le capitaine Smyth. « Nous nous apprêtons à quitter le secteur. Vos ingénieurs ont-ils achevé leur inspection du portail de l’hypernet ? »
Smyth poussa un profond soupir. « Oui, amiral, et j’ai le regret de vous dire qu’il a été gravement endommagé. Bizarrement, toutefois, ces dommages ne sont décelables que par un examen très attentif, mais ils sont assez sérieux et étendus pour qu’il commence à s’effondrer dans… trente-sept minutes et vingt secondes.
— Voilà une estimation d’une bien grande précision !
— Je suis un ingénieur remarquablement précis, amiral. J’ai rédigé un rapport que vous pourriez transmettre aux Syndics du système. J’ai veillé à mettre l’accent sur la responsabilité des débris de l’Orion et quelques-unes des estafettes dans ces dommages. Et ne vous inquiétez surtout pas de voir les Syndics parvenir à des conclusions erronées sur la cause de l’effondrement du portail en analysant ce rapport. J’ai demandé au lieutenant Jamenson de le pondre en s’appliquant au mieux de ses capacités.
— Merci, capitaine Smyth. » Le lieutenant Jamenson était cet officier qui avait le talent d’embrouiller toutes choses de manière à les rendre parfaitement indéchiffrables tout en leur conservant la plus grande exactitude au plan technique. Les Syndics seraient à jamais incapables de découvrir une preuve tangible dans un rapport auquel elle aurait travaillé. « Je vais donc ébranler la flotte. »
Trente-sept minutes plus tard, alors même que ses vaisseaux continuaient d’assumer leur nouvelle position au sein de la formation et que la flotte accélérait à 0,1 c, Geary assistait à l’effondrement, loin derrière, du portail de l’hypernet. Les dispositifs qui portaient le nom de « toron », chargés de tenir en laisse la matrice d’énergie, flanchaient l’un après l’autre ou par petits groupes ; tout le phénomène se déroulait selon une séquence complexe lui interdisant d’exploser en une éruption d’énergie capable de balayer toute vie du système stellaire. Les flux et reflux des forces monstrueuses opéraient au sein du portail en train de s’effondrer, tandis que cette séquence graduelle temporisait et anéantissait les vagues d’énergie dévastatrices, engendrant des distorsions et des gauchissements, visibles à l’œil nu, de l’espace lui-même.
Geary les avait éprouvées de très près, ces forces, lorsqu’il avait tenté d’empêcher le portail de Sancerre d’annihiler le système stellaire. Il n’avait aucune envie de se retrouver de nouveau à proximité d’un portail en voie d’effondrement. Même à présent, à si grande distance, cette vision offrait un spectacle étrange, donnant l’impression que l’œil humain n’était pas fait pour en être le témoin. Savoir ce que disait la science sur l’intangibilité de la « réalité » et la forme bizarre que pouvait revêtir l’univers matériel était une chose, mais voir de ses propres yeux, par-delà les apparences, cette étrangeté et cette instabilité en était une autre, bien différente.
Malgré tout, assister au trépas de ce portail n’en restait pas moins une source de satisfaction. Qui ne ramènerait sans doute pas l’Orion mais ferait payer très cher sa perte aux Syndics.