« Je… réfléchissais. »
Elle le fixa dans le blanc des yeux et il comprit qu’elle savait à quoi il songeait. Que Tanya pût si bien lire dans ses pensées avait parfois de quoi lui flanquer la chair de poule. « Il ne faut pas oublier, mais nous ne pouvons pas non plus consacrer trop de notre temps à réfléchir à ce qui pourrait nous distraire de nos préoccupations les plus immédiates.
— Je n’ai pratiquement rien fait d’autre que de songer à ce que les Syndics pourraient encore nous préparer, vous pouvez m’en croire. J’ai même repoussé une conférence stratégique dans l’espoir de trouver quelques idées susceptibles de nous faire oublier nos… pertes. »
Elle le dévisagea quelques secondes sans répondre. « Je doute que quiconque puisse oublier, amiral. Pas ça. Mais, si les idées ne nous viennent pas, il faut faire appel à d’autres cerveaux. Avez-vous parlé à Roberto Duellos ? Ou à Jane Geary ? À quelqu’un d’autre que moi et… cette femme ?
— Oui. J’ai parlé avec plusieurs personnes. Cette femme m’a suggéré une image assez précise du plan d’ensemble du gouvernement syndic. » Il eut un geste courroucé. « Mais, s’agissant des menaces locales, il me faut constater que nous ne disposons de personne… eh bien… de comparable à ces deux colonels qui travaillent pour le général Drakon. Quelqu’un qui raisonnerait en Syndic et pourrait prévoir leur prochain plan tortueux.
— Vous avez tout bonnement envie de revoir le colonel Morgan, laissa tomber Desjani. Oh, ne vous mettez pas tout de suite sur la défensive. C’était une blague. Une méthode de gestion du stress. Vous devriez vous y être fait. D’accord, il n’y a pas de Syndics dans la flotte à part les prisonniers capturés sur l’Invulnérable et qui refusent d’admettre qu’ils en sont, mais ça ne veut pas dire que nous n’avons pas quelques cerveaux machiavéliques sous la main. » Elle enfonça une touche. « Chef Gioninni, j’aurai besoin de quelqu’un à l’esprit particulièrement fourbe. »
Deux minutes plus tard, l’image du sergent-chef apparaissait devant elle dans une fenêtre virtuelle. « Quelqu’un dont l’esprit serait particulièrement fourbe, commandant ? demanda-t-il en faisant montre d’une remarquable candeur. Vous voulez que je me mette en quête de ce quelqu’un pour vous ?
— Je me contenterai de vous-même, chef. Vous vous êtes tenu informé des récents événements survenus dans ce système, j’imagine ?
— Oui, commandant. Du moins dans la mesure où me le permettait mon humble position dans la flotte…
— Épargnez-moi la fausse modestie, chef, le coupa Desjani. J’aimerais que vous réfléchissiez très sérieusement à la proposition suivante : si vous vouliez nuire davantage à la flotte pendant qu’elle se trouve encore à Sobek, que feriez-vous ?
— Si j’étais un Syndic, voulez-vous dire, commandant ?
— Si cela vous met plus à l’aise, imaginez que c’est une flotte syndic et que vous cherchez un moyen de lui créer des problèmes avant qu’elle ne quitte le système. »
Gioninni répondit sans aucune hésitation : « Un champ de mines au point de saut. Nous pouvons emprunter un grand nombre de trajectoires différentes pour le gagner, mais c’est notre seule porte de sortie, commandant. Ils le savent.
— Comment nous empêcheriez-vous de les repérer à temps pour les esquiver ? ajouta Desjani. Ils nous savent certainement sur le qui-vive après les dernières agressions, à l’affût de tout ce qui pourrait se produire. Leur technologie furtive en matière de mines est certes pointue mais pas assez pour nous interdire de les détecter si nous les cherchons dans un rayon bien précis, et nous n’en sommes plus très loin.
— Une diversion, commandant, répondit Gioninni. De quoi nous distraire de nouveau. Et leur permettre d’un peu mieux dissimuler ces mines à nos senseurs. Comme un tour de passe-passe. Ça n’opère pas parce qu’on ne peut pas voir ce que vous faites, mais parce que vous attirez l’attention de ceux qui vous observent sur une autre activité que celle à laquelle vous vous livrez vraiment.
— Une petite idée de la forme que pourrait prendre cette diversion ? »
Gioninni marqua cette fois une pause avant de répondre. « Il faudrait que j’y réfléchisse, commandant. Elle devrait détourner l’attention des opérateurs humains des senseurs de la flotte en même temps qu’elle en compliquerait l’image pour la détection automatique aléatoire.
— Réfléchissez-y, je vous prie, chef. Merci pour ce précieux apport. Rien à ajouter ?
— Ah si, commandant. Une chose. Assez personnelle. »
Desjani tapa sur ses touches. « J’ai activé mon champ d’intimité autour de moi. »
Et autour de moi aussi, constata Geary, puisqu’il avait distinctement entendu ses dernières paroles. Mais il ne fit aucun commentaire qui aurait pu attirer l’attention de Gioninni.
« D’accord, commandant. Bon, vous m’aviez demandé d’avoir l’œil à tout ce qui pourrait sortir de l’ordinaire dans une certaine partie de la flotte, n’est-ce pas ?
— En effet. Les auxiliaires. Très bien. Alors ?
— Eh bien, commandant, je tiens d’une source autorisée qu’un des auxiliaires a reçu une livraison de gnôle de première bourre…
— Le Tanuki ?
— C’est ce que j’ai entendu dire, commandant. Un produit provenant de planètes syndics victimes d’un embargo et pour lequel la demande devrait être très élevée chez nous.
— Je vois. Et d’où le tenez-vous, chef ?
— Le même pourvoyeur m’a fait une offre, commandant. Je n’ai pas accepté, bien entendu.
— Il en demandait trop cher ? s’enquit Desjani. Et vous n’avez même pas réussi à marchander ?
— Eh bien, commandant, ce n’est pas en payant des prix exorbitants qu’on peut faire des bénefs. Point tant, d’ailleurs, que je pourrais m’engager dans une telle transaction qui contreviendrait au règlement de la flotte. Mais je me suis senti obligé d’en apprendre le plus long possible au cas où cette affaire la menacerait, elle ou son personnel, ajouta benoîtement Gioninni.
— Votre zèle et votre sens du devoir sont pour nous tous un sujet d’inspiration, déclara Desjani. Avez-vous une idée de ce qu’a payé le Tanuki pour cet alcool clandestin ?
— Non, commandant. Je n’ai pas réussi à l’apprendre.
— Merci, chef. Autre chose ?
— Rien qu’une question anodine, commandant, répondit Gioninni avec un large sourire. Allons-nous encore modifier notre cap de manière conséquente avant d’atteindre le point de saut ?
— Difficile à dire, chef. Et, dans tous les cas, ce sera à l’amiral d’en décider.
— Je comprends, commandant, mais, voyez-vous, quand nous avons adopté cette trajectoire circulaire, j’ai dû annuler tous les paris et repartir de zéro.
— Ç’a dû représenter beaucoup de boulot, chef », convint Desjani en feignant la commisération.
Geary sourit à l’insu du sous-officier. Ces paris existaient depuis aussi longtemps que les points de saut. Les matelots plaçaient une petite mise sur le moment précis où leur vaisseau entrerait dans l’espace du saut et celui qui tombait le plus près remportait tout le paquet. Pour une raison inexplicable, la flotte n’avait jamais sévi à ce propos ; elle avait pris la mesure de la valeur de cette pratique pour le moral des hommes et compris que cette soupape de sûreté interdisait à leur penchant pour les jeux d’argent de revêtir une forme plus nocive. À la connaissance de Geary, le couperet n’était tombé que quand les mises avaient pris des proportions exagérées.