— Nous aurons la réponse à certaines de ces questions en traversant d’autres systèmes syndics pour rentrer à Varandal, affirma Geary. Quel que soit l’état présent de l’hypernet syndic et quoi que les Syndics puissent en tirer, que nous soyons si proches de l’espace de l’Alliance importe peu à présent. Nous rentrerons chez nous par sauts successifs. Ce n’est pas si loin. Nous ne savons sans doute pas ce que les Syndics nous auront préparé en chemin, mais ils ont perdu beaucoup d’estafettes dans leur attaque suicide, et pas mal d’effectifs et de matériel de leurs forces spéciales pendant l’abordage de l’Invulnérable. Ils ne pourront pas les remplacer aisément, ni s’en servir contre nous ou leurs populations.
— Ça n’est suffisant, déclara le capitaine Vitali, commandant du Dragon. Nous avons perdu un cuirassé et son équipage. Dans une agression sans provocation de notre part et sans avertissement de la leur, pas même un coup de semonce. Nous ne pouvons pas feindre de l’ignorer à cause de spéculations sur l’hypernet syndic. »
Le murmure qui s’éleva tout autour de la table tenait cette fois du grondement. Le rappel des circonstances de la perte de l’Orion avait ravivé la fureur des participants.
Comment y réagir ? Geary adressa un regard à Tanya Desjani. Celle-ci le lui rendit en affichant une mine agacée, comme si la réponse coulait de source et qu’il tardait à la trouver.
Oh !
« Ce n’est pas la première fois que je suis confronté à une attaque sans provocation ni avertissement », déclara-t-il. L’évocation de la toute première escarmouche de la guerre, au cours de laquelle, attaqué par surprise à Grendel un siècle plus tôt, il avait dû résister seul à ses agresseurs, prit tout le monde de court. « Allons-nous faire ce qu’ils attendent de nous ou réagir comme nous l’entendons ? Telle est la question. Allons-nous les laisser gagner alors que nous les avons vaincus ici à chacune de leurs deux attaques ? »
L’argument était sans doute logique mais se heurtait aux émotions. Il se rendait compte que la plupart de ses commandants auraient aimé y céder mais se montraient réticents.
Alors qu’il en cherchait d’autres, plus solides, pour étayer sa position, le capitaine Jane Geary prit la parole. Elle s’était montrée assez laconique jusque-là, depuis son combat désespéré d’Honneur, et elle s’était la plupart du temps contentée d’observer et d’écouter au lieu de s’exprimer, mais sa véhémence soudaine retint l’attention générale. « Tant que s’applique le traité de paix, les Syndics sont censés nous remettre tous les prisonniers de guerre et nous permettre également de pénétrer dans leur espace pour les récupérer. Si nous jouions aujourd’hui le jeu des Syndics, songez à ce qu’il en coûterait aux nôtres encore détenus dans leurs camps de travail. »
C’était précisément le contrepoids affectif que cherchait Geary et il se rendit compte qu’il frappait juste.
Badaya hocha fermement la tête. « Le capitaine Geary a raison. Nous pourrions supprimer tous les Syndics de ce système sans pour autant libérer un seul des prisonniers de guerre de l’Alliance retenus ailleurs. Bon sang, nous avons essayé de les liquider tous et ça ne nous a rapporté qu’un siècle de guerre. Honorons plutôt le sacrifice de l’équipage de l’Orion en faisant le vœu de délivrer tous nos prisonniers quoi que fassent les Syndics pour nous provoquer. Nous éliminerons tous ceux qu’ils nous opposeront et nous ramènerons les nôtres chez nous ! »
Cette fois, la tablée tout entière hurla son approbation, tandis que Desjani lorgnait Badaya en affichant la même expression sidérée que si un rocher s’était mis à discuter de philosophie avec elle.
Geary réussit tout juste à dissimuler sa propre stupéfaction devant le laïus de Badaya. « Je n’aurais pas dit mieux. Ce sera notre ligne d’action. Nous ramènerons la flotte chez nous, ainsi que l’Invulnérable et les Danseurs, et nous n’arrêterons que quand tous les hommes et femmes de l’Alliance détenus par les Syndics seront rentrés chez eux. »
Un tumultueux concert d’approbations accueillit ses paroles. Il le toléra quelques secondes puis intima le silence. « Les Syndics pourraient bien tenter encore un mauvais coup avant notre départ. Tout le monde devra rester sur le qui-vive. Nous nous attendons à des problèmes au point de saut pour Simur, mais ça n’exclut rien entre-temps. Comme vous l’avez vu, le trajet comporte un large crochet par rapport à l’itinéraire direct afin d’éviter tout ce qui pourrait nous guetter sur une plus courte trajectoire. Merci. »
Ses officiers bondirent sur leurs pieds ; certains, attablés tout au bout, se lancèrent dans des acclamations, puis leurs images disparurent peu à peu après avoir salué, la mine résolue, tandis que les dimensions apparentes de la salle diminuaient progressivement.
Après avoir attendu qu’il ne restât plus qu’eux dans le compartiment, hormis la personne réelle de Desjani, il signifia d’un geste à Badaya et Jane Geary de rester. « Je tenais à vous remercier de m’avoir soutenu durant cette réunion. Vous avez bien parlé et avancé d’excellents arguments.
— Je vous devais bien ça, amiral, déclara Jane Geary. Et mon frère Michael est quelque part dans la nature. Il faut qu’on le retrouve. » Elle salua et disparut à son tour.
Badaya eut un geste indécis. « Ça me paraissait logique, voilà tout. Les réponses simples séduisent par leur simplicité, mais il faut sans doute y regarder de plus près, n’est-ce pas ?
— C’est ce qu’il m’a toujours semblé, convint Geary.
— Eh bien, vous nous avez enseigné quelques trucs. » Il décocha un regard à Desjani, et son sourire suggestif rappela brusquement l’ancien Badaya. « Et vous, Tanya, j’ai l’impression que le mariage vous a ramollie ! La Tanya d’autrefois aurait demandé qu’on plante une tête de Syndic sur un pieu tous les kilomètres, et ce depuis ici jusqu’à Varandal. »
Geary sentit son épouse se tendre, mais elle se contenta de retourner son sourire à Badaya. « Si vous me trouvez ramollie, essayez un peu de me contrarier.
— Même pas en rêve ! » Badaya se fendit à nouveau de son sempiternel sourire de mufle, salua et disparut.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? s’interrogea Geary en fixant encore la position qu’occupait son image.
— Exactement ce que je me suis demandé. » Desjani se gratta la tempe. « Quand il a commencé à insister avec éloquence sur la nécessité de réfléchir au lieu de faire n’importe quoi, j’ai bien cru avoir perdu les pédales ou glissé dans une réalité alternative où vivrait son jumeau intelligent. Éloquent, Badaya ?
— Il a beaucoup changé depuis Honneur, reconnut Geary.
— Le bruit a couru qu’il vous avait présenté sa démission, dit Tanya en le dévisageant. Et que vous auriez décliné. En lui affirmant que vous aviez toujours confiance en lui.
— Je ne peux pas m’exprimer sur des rumeurs ou des conversations personnelles entre officiers. Même devant vous. Vous le savez.
— Il a vraiment cherché à démissionner ?
— Tanya…
— Il s’attendait à périr à Honneur. Avec tous les autres spatiaux de cette flotte, reprit-elle. Si quelque chose est capable de changer un bonhomme, c’est bien cela.
— Jane aussi, dit Geary. Elle m’a appris qu’elle était terrifiée, certaine d’y mourir.
— Ouais, eh bien, soit on meurt, soit on reste en vie. Avec un peu de chance, on survit et on s’efforce ensuite de le mériter. » Sa main était remontée vers son sein gauche comme de sa propre volonté pour toucher le ruban de la croix de la flotte qui y était épinglé.