Desjani fit la grimace. « J’aime bien me sentir dans la peau de l’associé principal quand j’ai affaire aux Danseurs. Mais j’ai comme l’impression qu’ils se regardent eux-mêmes comme le partenaire majoritaire. Plus âgé et avisé que les crétins d’humains que nous sommes.
— Je poserai la question à Charban », promit Geary, conscient que cette question le turlupinait aussi. Accepter qu’il existe au-delà de notre entendement des puissances qui en savent plus que nous est une chose, mais se convaincre que des créatures vivantes puissent nous être supérieures en quelque domaine en est une autre, entièrement différente. Charban aurait-il remarqué chez les Danseurs des signes laissant entendre qu’ils se regardent comme supérieurs à nous ? Et saurions-nous seulement identifier une telle attitude chez des êtres si différents ?
Mais ce n’était certainement pas le moment d’en débattre. Il lui fallait continuer à se concentrer sur les événements qui se déroulaient hors de l’Indomptable. Quant à Charban, il avait bien mérité un peu de répit après le fiasco qu’avait été sa récente tentative de communication avec les extraterrestres.
Que le vaisseau se déplaçât à 0,03 ou à 0,2 c ne changeait rien à la perception qu’on en avait. L’espace n’offrait aucun repère permettant d’évaluer sa vitesse de déplacement, comme par exemple, sur une planète, les turbulences atmosphériques, des bruits ou des objets proches dont la position relative changerait en fonction de sa célérité. Qu’il filât à 0,05, à 0,1 ou à 0,2 c, l’Indomptable restait pour ses occupants identique à lui-même. Tout comme, à l’extérieur, l’espace infini. Mais, sur l’écran de Geary, le vecteur symbolisant sa vélocité s’était réduit aux dimensions d’un moignon, et la réduction parallèle de sa vélocité réelle déjouait les calculs de ceux qui lui avaient préparé un traquenard. Les fragments du cargo désintégré continueraient de se répandre et leur densité de diminuer à mesure que leur sphère en expansion gagnerait en volume. Quand les vaisseaux de l’Alliance atteindraient enfin la zone de l’explosion, rien n’occulterait plus leurs senseurs. Ou bien peu.
« Joli, approuva Desjani.
— Merci, commandant.
— Mais ne prenez pas la grosse tête. Il pourrait y avoir un piège dans le piège. » Elle tapota ses touches de com. « Félicitations, sergent-chef Gioninni.
— Je vous demande pardon, commandant ?
— Vous aviez mis le doigt dessus, chef. Maintenant, j’aimerais savoir quelle position de repli vous auriez adoptée en cas de défaillance des mines. »
Gioninni semblait dubitatif. « Une sorte de plan de rechange au plan B si la diversion échouait ?
— Quelque chose comme ça, oui.
— Aucune idée, commandant. Ils n’ont plus assez de temps ni d’espace pour nous nuire dans ce système stellaire. Bon, s’agissant du prochain, je garderais l’œil ouvert. Mais, pour déceler un autre traquenard qui nous serait tendu avant le saut, il vous faudrait un cerveau bien plus… euh… stratégique que le mien. »
Desjani sourit. Difficile de dire si on devait cette mimique à la dernière déclaration de Gioninni ou aux mines explosant sous le coup des lances de l’enfer des vaisseaux de l’Alliance qui commençaient à les détecter. « Nul n’est plus doué que vous dans ce domaine particulier de la stratégie, chef. Vous venez même de surpasser certains cerveaux syndics.
— Bah, ce n’est pas grand-chose, allez, commandant. Les Syndics sont bêtes comme chou. C’est bien pour ça qu’ils sont des Syndics.
— Bien vu, chef. Tâchez de garder le nez propre. » Desjani mit fin à la communication et se renversa dans son fauteuil en faisant la grimace, bien que la destruction des mines s’accélérât graduellement, à mesure que la flotte s’enfonçait dans leur champ à une vélocité qu’on aurait pu qualifier de lourdaude dans l’espace. « Si je revois un jour ce système stellaire, ce sera toujours trop prématuré.
— Nous n’avons aucune raison d’y revenir, affirma Geary.
— Nous ne nous attendions même pas à devoir jamais le traverser, lui rappela-t-elle. Hé, je viens d’avoir une idée.
— Laquelle ? » Geary se creusa désespérément les méninges en quête d’une menace qu’il aurait pu négliger, d’une décision qu’il aurait dû prendre, d’un…
« Les paris, s’expliqua-t-elle. Si vous nous ralentissez à ce point, ça va flanquer un sacré souk.
— Tanya… »
Cela étant, la première flotte quittant enfin Sobek, Geary lui-même se sentit devenir plus léger.
Quatre jours avant Simur.
Quatre jours pour réfléchir à chaque mesure qu’il avait prise depuis le départ de Varandal.
Quatre jours pour s’attarder sur les pertes subies par la flotte lors de la traversée de l’espace Énigma, celle du système stellaire bof, de la bataille contre les Bofs à Honneur, du retour dans l’espace humain par le territoire des Danseurs (les Lousaraignes) puis, de nouveau, du combat contre les Énigmas à Midway. Et maintenant à Sobek.
Il avait cru que tout cela était fini. Que nul n’aurait plus à mourir sous ses ordres, qu’on ne perdrait plus aucun vaisseau. Mais les Énigmas, les Bofs et les Syndics lui avaient à nouveau montré qu’il se trompait.
On avait encore vaincu les Énigmas, et sans doute en avait-on appris un tout petit peu plus long sur eux, mais on n’avait accompli aucun progrès notable vers la compréhension mutuelle et la coexistence pacifique. Combien des décisions qu’il avait arrêtées dans leur espace étaient-elles erronées et avaient-elles créé plus de problèmes que de solutions ?
Et avait-il pris les bonnes à Midway, ou bien avait-il apporté son soutien à deux dictateurs aussi malfaisants que les CECH syndics qu’ils avaient d’ailleurs été naguère ?
Les deux prisonniers bofs survivants continuaient d’osciller entre la vie et la mort, du moins tant que le docteur Nasr leur administrerait suffisamment de sédatifs pour les maintenir dans l’inconscience et leur éviter de se supprimer, mais pas en assez fortes doses pour les tuer. Autant de calculs médicaux qui, s’il leur arrivait encore de se traduire par une issue malheureuse chez les hommes, étaient d’autant plus risqués qu’on les appliquait à des êtres vivants dont la faculté ne savait rigoureusement rien.
Et ils avaient été contraints de les massacrer en si grand nombre, ces Bofs. Pas étonnant que l’Invulnérable donnât l’impression d’être bourré jusqu’à la gueule de fantômes furieux. Sans doute y avait-il une explication matérielle – un quelconque dispositif bof – à leur existence, mais Geary n’arrivait pas à s’expliquer ce qui pouvait susciter de telles sensations, et, quelque part, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander si les spectres qui hantaient l’Invulnérable n’étaient pas précisément ce qu’ils semblaient.
Quant aux Danseurs eux-mêmes, si Charban ne se trompait pas, ils jouaient à de petits jeux subtils avec l’humanité.
Le retour dans l’Alliance ne lui permettrait guère de souffler. S’il avait deviné juste, de puissantes factions, tant au sein du gouvernement que dans l’armée, complotaient et intriguaient les unes contre les autres, en même temps que contre lui-même et la flotte.
En vérité, il ne connaissait personne intimement dans ce lointain futur : un siècle s’était écoulé depuis sa propre époque. Tous ceux qu’il avait connus et qui avaient partagé ses expériences dans une Alliance le plus souvent en paix étaient morts depuis beau temps. Les inconnus qui les avaient remplacés, eux, n’avaient vécu qu’une guerre plus terrifiante encore que tout ce qu’il aurait pu imaginer.
Il était affalé dans son fauteuil devant son bureau quand Tanya entra dans sa cabine. « Que me vaut cet honneur ? s’enquit-il. Vous ne venez jamais ici.