Geary les étudia : de larges baraquements et entrepôts disposés selon un motif qui lui était devenu familier. Ce nouveau camp, très éloigné de toutes les villes et cités, se trouvait dans une région particulièrement désolée d’une planète peu hospitalière. Cela aussi correspondait aux pratiques des Syndics, qui édifiaient leurs prisons et camps de travail tout près d’une ville ou au beau milieu de nulle part. « On dirait bien un camp de prisonniers syndic, reconnut-il.
— Nous avons aussi intercepté des communications indiquant que ce camp a été construit récemment pour servir de centre de rétention à des prisonniers de guerre transférés de camps plus petits d’autres systèmes stellaires, reprit Iger.
— Les Syndics sont pourtant censés les remettre à l’Alliance conformément aux clauses du traité de paix, laissa tomber Geary. Pourquoi construire un nouveau camp ici ?
— Amiral… euh… peut-être n’avaient-ils pas l’intention d’honorer leurs engagements. »
S’il en était vraiment ainsi, cela correspondait au comportement que les Syndics semblaient avoir adopté vis-à-vis de toutes les clauses du traité de paix. « Combien de prisonniers de guerre, selon vous ?
— Au moins vingt mille, amiral.
— Vingt mille ? » Trouver de la place à bord de ses vaisseaux pour tous ces prisonniers libérés serait pour le moins épineux.
« C’était le chiffre maximal prévu lors de la construction du camp, amiral. Les transmissions interceptées depuis notre arrivée à Simur parlent de milliers de prisonniers de l’Alliance mais sans jamais préciser leur nombre exact. »
Plusieurs milliers. C’était suffisant en soi. Des centaines auraient déjà fait beaucoup. Peut-être même qu’un couple aurait suffi. Nous n’avons pas les coudées franches, mais nous pouvons au moins libérer des prisonniers retenus après la fin de la guerre qui leur a valu d’être emprisonnés.
« Merci, lieutenant. » L’image d’Iger disparue, Geary se radossa en se massant les yeux à deux mains.
La voix de Desjani s’éleva dans son dos : « Ça sent franchement mauvais.
— En effet, hein ?
— Des milliers de prisonniers de guerre. Dans un système stellaire qu’il nous faut traverser pour revenir chez nous. »
Ça puait effectivement l’appât. « Mais où est le piège ? demanda finalement Geary.
— Tenons-nous vraiment à le découvrir ?
— Avons-nous le choix ? » Il appela Rione. « Madame l’émissaire, nous allons devoir nous entretenir d’un camp de prisonniers avec le CECH principal de Simur. »
Le message de Rione mit plusieurs heures à atteindre la planète habitable où résidait probablement le CECH en question, et il en fallut encore autant à sa réponse pour leur parvenir. Geary profita de ce délai pour conduire la flotte vers l’intérieur du système et le monde habité.
Cherchant toujours à déclencher une riposte de l’Alliance, les quatre groupes de vaisseaux syndics effectuèrent des passes de tir répétées durant ce même laps de temps, mais Geary se retint. Il attendait qu’ils s’approchent assez près. Ils s’en gardaient bien, et lui-même interdisait à ses unités de quitter la formation pour les poursuivre, de sorte qu’on était dans l’impasse. Que les Syndics en restassent tout aussi déconfits n’était que d’une bien maigre consolation.
La flotte était partie de la lisière du système stellaire, à cinq heures-lumière environ de l’étoile. La planète habitable gravitait à quelque sept minutes-lumière de Simur, de sorte que la trajectoire incurvée qui permettrait à la flotte de l’intercepter était longue de 5,1 heures-lumière. Geary maintenait sa vélocité à 0,1 c, ce qui lui vaudrait un transit de cinquante et une heures. Même à trente mille kilomètres par seconde, il faut un bon bout de temps pour traverser un système stellaire. Si la flotte avait dû se résigner à voyager à cette vitesse pour gagner l’étoile la plus proche – en l’occurrence Padronis – distante de 3,8 années-lumière, elle aurait mis trente-huit ans.
« Nous recevons une réponse », annonça l’image de Rione. Sa voix ne trahissait rien quant à sa nature. « Vous voulez la voir ? »
Geary se trouvait sur la passerelle, si bien qu’il activa son champ d’intimité en prenant soin d’y inclure Tanya afin qu’elle en profite aussi. « Bien sûr. Transmettez-la-moi. »
Une nouvelle fenêtre virtuelle apparut près de celle de Rione. Geary se retrouva en train de dévisager une femme d’âge mûr à la figure sévère, vêtue du sempiternel complet des CECH syndics, impeccablement taillé sans doute, comme ils l’étaient tous, mais dont la légère usure laissait voir qu’elle le portait depuis un bon moment sans pouvoir le remplacer.
Elle s’exprimait d’une voix hachée, comme si elle avalait la dernière syllabe de chaque mot. « Je me dois d’élever une protestation contre les agressions perpétrées dans ce système stellaire par les forces armées de l’Alliance. Seul l’attachement que portent les Mondes syndiqués à la lettre et à l’esprit du traité de paix signé entre nos deux peuples m’interdit d’ordonner une réponse appropriée. »
Geary s’efforça de ne pas prendre la mouche, car la colère lui rendrait encore plus ardue la tâche de décrypter les plus subtils gestes, inflexions et mimiques de la CECH. Mais, alors même qu’il cherchait à rester serein et attentif, il remarqua que le maintien et les tonalités de cette Syndic précise différaient légèrement. Il prit conscience qu’elle ne s’adressait pas seulement à lui, mais à un autre auditoire.
« Les forces mobiles contre les manœuvres desquelles vous protestez ne sont pas sous mon commandement », poursuivit-elle. Quelque part, ces paroles avaient singulièrement l’accent de la vérité. N’avait-elle pas, d’ailleurs, mis légèrement l’accent sur le pronom « mon » ?
« Je ne peux strictement rien faire pour les arrêter et je ne les ai donc pas exhortées à cesser de vous harceler puisqu’elles n’appartiennent pas aux forces mobiles des Mondes syndiquées. J’estime donc qu’il s’agit d’un problème que vous devrez régler avec l’individu qui les commande. »
La CECH eut un geste agacé de la main, une sorte de moulinet cinglant qui avait dû terrifier ses subordonnés pendant des décennies. « Quant à ce camp de prisonniers, je suis bien sûr consciente des obligations que le traité de paix impose aux Mondes syndiqués. Néanmoins, je trouve extrêmement désobligeant que vous exigiez la relaxe immédiate des détenus au lieu de nous proposer des négociations. Vous avez certainement remarqué que nous disposons de défenses réduites dans ce système, de sorte que je ne saurais m’opposer à vos exigences concernant ces prisonniers de guerre. Mais ni non plus coopérer. Amenez votre flotte, recourez à vos propres moyens pour les exfiltrer et partez. Le plus tôt sera le mieux. Je m’estimerai satisfaite de n’avoir plus six mille bouches de trop à nourrir.
» Au nom du peuple, Gawzi, terminé. »
Comme c’était souvent le cas avec les CECH syndics, la locution « au nom du peuple » avait été proférée d’une seule traite, précipitamment, sans aucune émotion ni signification. Geary avait quasiment cessé d’y prêter attention jusqu’au jour où, à Midway, on l’avait prononcée avec assez d’enthousiasme pour lui rappeler qu’elle avait un sens.
Rione attendait ses commentaires, l’air un tantinet impatiente. « Que pensez-vous de ce message ? demanda-t-il. Cette CECH m’avait l’air un peu différente des autres.
— Parce qu’on lui colle le canon d’une arme sur la tempe, affirma Rione.
— Dans quel sens ?
— Au pied de la lettre. Quelqu’un la menace hors champ. Ça crève les yeux. »