Les fusiliers tombaient à présent vers la surface, équipés de combinaisons chargées de ralentir et dissimuler leur descente tout en interdisant leur détection par des senseurs. Elles n’étaient pourtant pas infaillibles. Un senseur suffisamment efficace, qui se concentrerait au bon moment sur la position voulue, détecterait des signes trahissant une anomalie. Mais, pour l’heure, tous les senseurs syndics et tous les globes oculaires de leur planète étaient braqués sur la flotte qui piquait vers le site du camp de prisonniers et commençait à larguer ses navettes.
Que ressentaient exactement les fusiliers ? Leur chute durerait des kilomètres, au cours desquels, conscients que des yeux et des oreilles hostiles fouillaient le ciel en quête d’intrus, ils verraient la planète grossir sous eux et sa surface se rapprocher. Leur armure absorberait la chaleur sans pouvoir l’irradier car elle trahirait leur position, et il ferait chaud comme dans un four dans ces combinaisons. Tous ces fantassins lourdement armés et cuirassés, qui toucheraient terre avec une telle douceur que même les senseurs sismographiques n’en détecteraient rien…
Avec, au beau milieu, le capitaine Hopper se livrant à une activité pour laquelle elle n’avait reçu aucun entraînement, hormis quelques brèves séances de simulation.
Geary ne pouvait activer aucune connexion lui permettant de voir par leurs yeux. Pas cette fois. Les éclaireurs observeraient un silence total, sauf pour quelques transmissions en microrafales et à basse énergie, exclusivement au sein de leur groupe.
« Toutes les navettes ont été larguées », annonça le lieutenant Castries.
Geary hocha la tête. « Parfait. » Il espérait qu’au moins sa voix semblerait ferme et assurée, contrairement à ses nerfs tendus et hérissés.
Quatre-vingts navettes descendaient vers la planète selon une gracieuse trajectoire étrangement semblable à celle des oiseaux qui leur avaient valu leur surnom. À la différence des fusiliers, ces navettes n’étaient équipées que de matériel de détection et d’évitement et restaient repérables aux senseurs.
Le regard de Geary se reporta sur les quatre groupes de vaisseaux syndics. Toujours relativement près, ils avaient en revanche cessé de se rapprocher. « Ç’aurait dû nous sauter aux yeux. Pourquoi ces quatre groupes de vaisseaux n’ont-ils pas cherché à frapper les navettes ou, à tout le moins, à entraver leurs mouvements ? Parce qu’ils voulaient s’assurer que nous n’arrêterions pas l’opération et que nous ne romprions pas non plus la formation pour les traquer.
— Hon-hon, lâcha Desjani.
— Je n’arrive même pas à m’imaginer participant à une opération comme celle de ces éclaireurs. Chuter jusqu’à la surface pour éviter ensuite de se faire détecter par les sentinelles ennemies à l’affût pendant qu’on progresse au milieu d’elles, tout ça… » Geary savait qu’il parlait trop, mais cette logorrhée l’aidait à se détendre pendant qu’il rongeait son frein. « Je ne sais vraiment pas comment ils font. »
Desjani lui décocha un regard en biais. « Ils en sont capables parce qu’ils sont cinglés. Tous les fusiliers sont timbrés. Ceux des forces de reconnaissance plus encore que les autres.
— Comment les distinguez-vous les uns des autres ? »
Tanya reporta le regard sur son écran. « Il vaudrait probablement mieux que vous restiez dans l’ignorance de certains épisodes de ma vie affective.
— Vous avez sans doute… raison. »
Un appel du service du renseignement lui épargna tout commentaire ultérieur. « Amiral, nos drones opérant encore à la surface décèlent une activité inhabituelle sur le site du système de déclenchement et alentour », rapporta le lieutenant Iger.
Geary étudia les images que lui transmettait le lieutenant en s’efforçant de n’avoir pas l’air trop ébranlé par cette annonce. « Serait-ce une manière d’alerte ? De sécurité renforcée ? » Si jamais les Syndics ont détecté l’intrusion de nos commandos…
« Non, amiral. Juste une circulation bien plus intense. Ils préparent certainement quelque chose, mais la surveillance ne s’est pas accrue. Les sentinelles seraient plutôt distraites par le contrôle des visiteurs à l’entrée et à la sortie du site. »
Lors d’une opération normale, ces informations et images lui auraient été transmises par les fusiliers eux-mêmes. Mais pas pour une intervention furtive. Toute connexion entre les fusiliers et la flotte aurait trop aisément trahi la présence des premiers. « Veillez à montrer ces images au général Carabali.
— À vos ordres, amiral. Les nôtres devraient avoir atterri à présent. L’absence de réaction des Syndics est donc assez bon signe. »
L’image du lieutenant n’avait pas disparu que celle de Rione la remplaçait. « Je viens de recevoir des nouvelles de la CECH Gawzi. Une mise en garde explicite nous prévenant que, si nous ne procédons pas cette fois à la récupération de nos prisonniers, rien ne garantira plus leur sécurité. Confirmation supplémentaire de leur désir de nous voir nous en acquitter. D’autant que ce n’était pas la CECH Gawzi en personne qui s’adressait à moi mais un avatar, ce qui laisse entendre que c’est bel et bien la sécurité interne des Syndics qui mène le bal.
— Êtes-vous bien sûre qu’il s’agissait d’un avatar ?
— Sûre et certaine. »
Geary se garda bien d’émettre d’autres doutes. Les avatars numériques abusaient certes aisément les machines mais rarement les gens. Si parfaite que fût l’illusion, ils sentaient ce que le matériel, lui, était impuissant à détecter. Il avait lu à ce propos certaines supputations selon lesquelles cette faculté ne se serait développée qu’après la naissance d’une certaine technologie engendrant des avatars presque parfaits, mais nul n’aurait su dire si l’hypothèse était fondée ou si les hommes avaient toujours su distinguer le vrai du faux.
« Gawzi est peut-être déjà morte, poursuivait Rione. Sa fébrilité croissante, lors de nos dernières conversations, m’a fait comprendre qu’elle n’appréciait pas franchement le projet des Syndics d’ici. Peut-être a-t-elle cherché à le contrecarrer. À moins qu’on ne lui ait implanté un blocage mental et que l’information qu’il lui interdisait de divulguer était à ce point épouvantable qu’elle en a très vite perdu l’esprit. »
Geary ressentit comme un élan de sympathie inattendu pour la CECH syndic mûrissante. Peut-être s’était-elle effectivement préoccupée de ses concitoyens, du moins à la manière du directeur de l’installation orbitale proche de la géante gazeuse. Mais elle n’avait rien pu faire pour leur venir en aide et éviter le drame. Elle avait passé sa carrière à soutenir un système qui, au final, l’avait récompensée en la trahissant avec une brutale, inflexible efficacité. Peut-être méritait-elle son sort après avoir consacré sa vie à un régime dont elle devait savoir qu’il était capable de tels forfaits. Mais peut-être aussi n’avait-elle pas eu le choix et s’était-elle décarcassée pour protéger malgré tout ses subalternes. Je n’en sais rien. Je n’ai pas à la juger. Si elle est morte, le jugement a été rendu par un esprit bien supérieur au mien. Quant à moi, la tâche qui m’incombe est de faire échouer les plans des Syndics. « Merci pour cette information. Les fusiliers devraient avoir atterri. Croisez les doigts. Ils prennent d’invraisemblables risques. »
Rione hocha lentement la tête. « Je prierai pour eux. Comme tout le monde dans la flotte. D’aucuns feront tout ce qu’ils peuvent pour sauver leurs semblables, tandis que d’autres en viennent aux dernières extrémités pour les supprimer. N’est-ce point là chose remarquable, amiral Geary ? »