Celui-ci ruminait encore une manière de réplique quand l’image de Rione se dissipa. « Je me demandais à un moment donné comment expliquer ce qui se passait aux Danseurs, Tanya. Maintenant, je me demande comment me l’expliquer à moi-même. »
Elle le fixa en plissant furieusement le front. « Je ne devrais pas vous laisser parler à cette femme.
— C’est une émissaire du gouvernement de l’Alliance !
— Et moi… le commandant de votre vaisseau amiral ! La première vague de navettes débarque. »
Les fusiliers n’auraient nullement besoin de son avis personnel sur une opération qui, pour eux, était de pure routine : récupérer des prisonniers de l’Alliance dans des conditions hostiles. Il aurait sans doute pu se brancher sur leur réseau de commandement pour assister aux événements qui se déroulaient dans le camp, mais il s’en abstint cette fois. Le général Carabali me préviendra si quelque chose tourne mal pour les hommes, et les officiers de quart de l’Indomptable m’avertiront si jamais les navettes rencontrent des problèmes.
Au lieu de se focaliser sur ces deux aspects de la situation, il choisit donc d’observer d’autres sections de son écran. Les quatre groupes de vaisseaux syndics n’avaient pas bougé. Ils ne devraient réagir que si la flotte de l’Alliance refusait manifestement de jouer le jeu comme l’entendaient les Syndics, mais ils n’en restaient pas moins une variable imprévisible. S’ils commençaient à bouger avant que des problèmes ne se signalent en surface, cela voudrait dire que le plan de l’Alliance achoppait quelque part.
Celui de l’infanterie accordait une demi-heure à ses éclaireurs pour se rassembler sur le site du système de détente, s’infiltrer jusqu’à son entrée, puis vingt minutes de plus pour investir l’installation et prendre le contrôle du dispositif, juste avant que la flotte ne survole de nouveau le camp à l’occasion de son second passage. Si quelque chose ne marchait pas, les drones du lieutenant Iger seraient témoin du chambardement avant que les fusiliers n’en rendent compte.
« Chargement de la première vague de navettes, rapporta le lieutenant Castries. On ne signale aucune cohue. Selon les prisonniers, on n’aperçoit plus aucun Syndic dans le camp ni à proximité depuis vingt-quatre heures. »
La flotte avait survolé la face nocturne du globe et gagnait à présent sa face éclairée. Une fois chargées, les navettes décolleraient pour la rejoindre au moment où elle atteindrait la lisière supérieure du globe et redescendrait de l’autre côté, selon une trajectoire destinée à lui faire de nouveau survoler, en orbite basse, le camp de prisonniers.
Les Syndics qui avaient prémédité leur mauvais coup devaient surveiller tous les mouvements de la flotte comme des joueurs de poker chaque retournement d’une carte. Continue. Boucle la boucle. Mets-toi en position. Puis…
« Amiral ! » Le lieutenant Iger avait du mal à réprimer son excitation. « Regardez ! »
Geary se retrouva en train d’observer l’image d’un poste de garde proche du système de détente.
Les sentinelles ne s’y trouvaient pas.
« Les gardes ont dû repérer quelque chose et les commandos les éliminer avant qu’ils ne donnent l’alarme, expliqua Iger.
— Pourquoi les sirènes ne sonnent-elles toujours pas ? Ne sont-elles pas réglées pour se déclencher automatiquement s’il arrive quelque chose aux sentinelles ?
— Si, amiral. On peut les tromper… »
Le signal du drone s’interrompit momentanément.
« … mais pas très longtemps, reprit Iger, le signal se réveillant. Les Syndics viennent de déclencher des brouilleurs et notre drone a dû les contourner. »
D’autres diodes de surveillance clignotaient à présent près de l’installation du système de détente, et des buses crachaient une fine brume destinée à révéler la silhouette de tout individu revêtu d’une cuirasse furtive. Geary n’entendait aucun signal d’alarme mais savait qu’ils devaient retentir. Le personnel des forces terrestres syndics et les gardes de la sécurité cavalaient dans tous les sens, l’arme au poing. « Où sont les nôtres ?
— Les Syndics n’ont encore engagé le combat avec personne, amiral. C’est de bon augure. Ils doivent être déjà entrés. »
Dans une installation dont ils ignoraient la configuration, les systèmes de sécurité et jusqu’au nombre de ses défenseurs armés.
Geary reporta les yeux sur son écran. Combien de temps se passerait-il encore avant que les vaisseaux ennemis ne réagissent ? Les Syndics allaient sans doute dépêcher des renforts aux forces terrestres du site pour découvrir ce qui se passait, s’il s’agissait d’un danger réel et, dans ce cas, évaluer la menace.
« Les navettes accostent, rapporta le lieutenant Yuon. On entasse les prisonniers dans des soutes où la quarantaine a été instaurée et où l’on pourra conduire des examens médicaux et des scans de sécurité. Les fouilles et tests auxquels on a procédé durant le trajet n’excluent pas d’éventuelles infections ou infestations des prisonniers. Délai estimé pour le retour complet des navettes : deux minutes.
— Pourquoi les Syndics auraient-ils pris la peine de piéger les détenus s’ils s’attendaient à les voir désintégrés ? » demanda Desjani.
Geary ne répondit pas. Il regardait défiler sous lui le paysage planétaire : le camp de prisonniers se trouvait à présent à l’aplomb de la formation resserrée de la flotte.
Pour la première fois, il se rendit compte qu’on ignorait si les faisceaux de particules étaient réglés pour tirer perpendiculairement à la surface ou plutôt selon un angle légèrement aigu, de manière à atteindre une formation gravitant en orbite juste avant qu’elle ne survole le camp.
C’est le moment. « Capitaine Armus, votre division se détache de la formation pour s’acquitter de la mission qui lui a été assignée. Capitaine Geary, même motif, même punition. À toutes les unités de la première flotte, virez de cinq degrés sur tribord. Exécution immédiate. » Juste assez pour mettre la flotte hors de portée de ces faisceaux de particules tout en permettant aux navettes de remettre le couvert.
Dix-huit cuirassés s’arrachèrent à la formation, pesants et majestueux. Armus maintenait les huit qu’il commandait en une disposition resserrée grossièrement sphérique. Une fois en position au-dessus du site du système de détente, ils pourraient l’arroser de pratiquement tout leur armement. Jane Geary envoya deux des siens en vol stationnaire à l’aplomb du groupe d’Armus, tandis que les huit autres se disposaient autour par paires.
« Lancement des navettes, rapporta le lieutenant Yuon. Deuxième vague en route. »
Des alarmes se mirent à sonner : une lance de l’enfer du Revanche n’était plus alimentée, le bouclier du Colosse flanchait partiellement et la proue du Téméraire souffrait en une vingtaine d’endroits de coupures de courant. Geary fixait son écran en fronçant les sourcils, conscient que tous ces dysfonctionnements étaient dus aux composants frappés de vétusté de vaisseaux dont la coque avait dépassé sa date de péremption et qu’on alimentait à présent à plein régime pour passer à l’action. Je devrais sans doute m’estimer heureux qu’il n’y ait pas davantage de pannes. « À tous les vaisseaux de la première flotte : alimentez tous vos systèmes au maximum. Exécution immédiate. » Si d’autres composants doivent lâcher, autant que ça se produise tout de suite, pendant qu’on a encore le temps de les réparer ou de les bidouiller.