« Les cargos syndics… euh… les cargos de Midway sont bien passés ici, amiral. Ils se sont présentés et ont réclamé les prisonniers de la flottille de réserve syndic que vous avez détruite. Mais il y a eu comme un gros os. Commandos et fusiliers sur la station d’Ambaru, vaisseaux de guerre circulant rapidement et nuées de messages hautement classifiés.
— Mais les cargos sont repartis sans encombre ? Avec le capitaine Bradamont ?
— Il n’est fait nulle part mention du capitaine Bradamont, amiral. Sinon… Oui, il semble bien qu’ils aient sauté il y a quelques jours. »
Quand un message de l’amiral Timbal leur parvint enfin, sa teneur confirmait ces hypothèses : « Le capitaine Bradamont était bien avec eux, mais je suis le seul à le savoir. Si certaines coteries avaient découvert qu’elle accompagnait ces cargos, ç’aurait provoqué des ennuis sans fin et la situation était déjà bien assez compliquée. Elle nous a appris que vous aviez rencontré de grosses difficultés quand vous avez tenté d’emprunter le portail de l’hypernet de Midway, mais que ces problèmes s’étaient aplanis après votre départ. Selon Bradamont, les Syndics… euh, pardonnez-moi, les gens du système stellaire libre et indépendant de Midway étaient quelque peu éberlués mais persuadés que le gouvernement syndic avait trouvé le moyen d’interdire de manière sélective l’accès à ses portails, et qu’il avait recouru à ce subterfuge pour compliquer votre voyage de retour. »
Timbal se trouvait encore à trois heures-lumière de distance, sur la station d’Ambaru ; il poussa un profond soupir. « Ici, ç’a été… intéressant, disons. Vous avez certainement remarqué les navettes furtives et les commandos qui s’attardent autour d’Ambaru et attendent que je mette un pied dehors, loin de la protection des fusiliers. Un peloton entier de fantassins sur le qui-vive me suit partout depuis quelques jours, parce que je suis persuadé qu’un de leurs officiers supérieurs au moins a reçu l’ordre de m’arrêter. Mais vous voilà de retour, comme l’avait annoncé le capitaine Bradamont. Elle s’en est bien sortie, même s’il s’en est fallu d’un cheveu à un certain moment. Elle m’a aussi fait part de ce que vous avez rencontré durant votre périple, et elle m’avait même parlé de ce supercuirassé que vous avez capturé, mais je ne m’étais pas rendu compte de la taille de ce foutu machin. Et aussi des Danseurs. Je savais qu’ils allaient rappliquer. Mais j’étais le seul, de sorte que vous avez fait là une entrée pour le moins théâtrale. Mais il faut dire aussi que c’est une habitude chez vous. » Timbal sourit, façon de montrer qu’il se fendait d’un compliment.
« Je suis toujours aux commandes jusqu’à nouvel ordre, reprit-il. Mais je me félicite de vous voir de retour pour me soutenir. Ça va très vite se tasser, selon moi, et le QG de la flotte y regardera maintenant à deux fois avant de me faire passer en cour martiale pour haute trahison ou manque de jugeote, voire par pur principe. Oh, on dirait bien que les commandos ont finalement décidé de lever le camp ! J’imagine donc que tout va bien et qu’on est tous copains comme cochons à présent !
» J’ai réellement hâte de voir votre rapport circonstancié sur vos dernières activités. Fichtre, c’est vraiment un très gros cuirassé. En l’honneur de nos ancêtres, Timbal, terminé. »
Les quelques journées qui suivirent furent très animées. Il fallait ramener la flotte à l’intérieur du système, affecter à de nombreux vaisseaux des orbites de garage réservées à l’Alliance et en envoyer d’autres aux bassins de radoub pour réparations ; dépêcher à la station d’Ambaru des navettes chargées de prisonniers de l’Alliance libérés afin qu’on procède à leur enregistrement et à des examens, médicaux et autres ; transmettre aussi des rapports, et des estafettes de l’Alliance filaient déjà vers le portail de l’hypernet local pour annoncer le retour de Black Jack au gouvernement d’Unité et au QG de la flotte. D’autres courriers, privés ceux-là et affrétés par les médias, quittaient également Varandal en trombe, porteurs des mêmes nouvelles : Black Jack est vivant, il est revenu, il a arraché aux Syndics des milliers de prisonniers de l’Alliance, dont de nombreux officiers supérieurs, hommes et femmes, qu’on croyait morts depuis belle lurette, il a trouvé de nouveaux alliés à l’humanité, il a été trahi par les Syndics, a de nouveau vaincu les Énigmas… Sans compter d’autres annonces dont Geary se serait bien passé : Black Jack serait en possession du plus gros vaisseau spatial jamais construit et il s’en servirait pour défendre l’humanité… pour prendre le contrôle de l’Alliance… pour anéantir les Syndics… pour…
« Une flotte ? éructa Desjani. On croit que vous allez construire une flotte de vaisseaux sur le modèle de l’Invulnérable ? Sait-on seulement ce que ça coûterait ?
— Non, répondit Geary, amer. Ces gens-là n’en ont aucune idée. C’est bien pour ça qu’ils me prêtent cette intention. » Tous deux se trouvaient dans la cabine de Geary, dont l’écoutille était ouverte, et, pour la millième fois peut-être depuis leur arrivée à Varandal, il se demandait quand Tanya et lui auraient une petite chance de quitter l’Indomptable, de passer au moins quelques heures de permission ensemble, loin de tout bâtiment officiel et en tant que mari et femme plutôt que comme commandant et amiral.
Un autre message entra, qu’il faillit enregistrer dans sa boîte vocale sans l’écouter, avant de se rendre compte de l’identité de son expéditeur. « Ils sont encore vivants, lui annonçait le docteur Nasr avec un pâle sourire. Nous avons maintenu deux Vachours en vie jusqu’à notre retour dans l’Alliance, en attendant qu’on puisse les confier à d’autres instances.
— Compliments, docteur », répondit Geary. Il comprenait aisément l’attitude penaude du médecin. Avaient-ils bien fait ? Qu’allait-il advenir désormais de ces Bofs ? Nasr s’en souciait davantage que tout autre car, à ses yeux, ils restaient ses patients. Alors que la flotte tout entière avait pris l’habitude de se servir du sobriquet de « Bofs » pour les désigner, lui continuait d’employer le terme plus courtois et respectueux de « Vachours ».
« J’ai reçu l’ordre de les transférer à la garde du personnel de l’Institut Shilling, reprit le médecin. Ce sont de braves gens. De bons médecins. Mais je répugne malgré tout à remettre ces Vachours à des individus qui ne savent rien d’eux. Nous en avons appris assez long sur eux pour doser convenablement les sédatifs que nous leur administrons, même si, encore dernièrement, nous avons connu quelques quarts d’heure difficiles.
— Les autorités médicales tiendront compte de votre expérience, n’est-ce pas ? Vous venez de dire vous-même que les gens de l’Institut Shilling étaient compétents.
— C’est vrai, mais c’est le dessus du panier. Nous sommes des médecins spatiaux, amiral, précisa le docteur Nasr avec une pesante ironie. Une forme inférieure de praticiens aux yeux de l’élite. Ils nous écouteront, certes ; quelques-uns prêteront même attention à nos propos, mais je crains fort que la plupart n’en tiennent pas compte et ne répètent nos erreurs. » Toute trace d’humour s’était désormais dissipée. « Et les deux derniers Vachours risquent de succomber. Non pas parce que les gens qui en auront la garde sont des êtres malfaisants, mais parce que l’erreur est humaine, même quand ça n’implique pas d’adorables petites boules de poils qui ne raisonnent pas comme nous et dont l’espèce n’a pas connu la même évolution. »
Geary serra les dents, luttant contre une impression de futilité dont il savait que le médecin devait la partager. « Nous avons agi au mieux. Je vois mal ce que nous aurions pu faire d’autre.
— Moi non plus, amiral. Je tenais à ce que vous en fussiez informé. Je me montre peut-être d’un pessimisme malvenu en refusant de confier mes patients à des collègues. Je me raconte sans doute des histoires en me persuadant que j’en sais plus que les autres. » Nasr afficha l’espace d’un instant une moue mélancolique. « C’est bien dommage, poursuivit-il. Les Vachours ne sauront jamais à quel point nous nous sommes échinés pour les aider à rester en vie. Mais eux croient connaître déjà nos intentions à leur égard, de sorte qu’ils refuseraient aussi de nous écouter. Comment l’expliquer à des tiers qui sont déjà prêts à nous faire des reproches ? On m’en a déjà rebattu les oreilles : comment avez-vous pu combattre ces êtres ? Les massacrer ?