— Ils ne nous avaient guère laissé le choix.
— Nos archives devraient l’établir, convint le médecin. Sauf si on refuse de leur accorder foi.
— Merci, docteur. Merci pour tout. » Geary se tourna vers Tanya pour lui dire quelques mots, mais il fut interrompu par un couinement le prévenant de l’arrivée d’un message urgent.
Le masque du capitaine Hiyen était celui, figé, d’un condamné à mort affrontant son peloton d’exécution : mélange de résignation (on n’y peut plus rien) et de résolution (autant prendre ce dernier coup du sort avec le plus de panache possible). Certainement pas la mine fataliste qu’un commandant en chef aime voir à l’un de ses subordonnés qui se présente au rapport, et qui, en outre, semblait singulièrement déplacée à Varandal, où la sécurité paraissait désormais acquise. « Il faut absolument que je vous parle en privé et le plus tôt possible, amiral. »
Le cuirassé Représailles n’orbitait qu’à quelques secondes-lumière de distance, permettant à la conversation de se dérouler sans ces pauses aussi pénibles qu’interminables durant lesquelles la lumière porteuse du message rampait entre deux vaisseaux. « À quel propos exactement ? s’enquit Geary en invitant d’un geste pressant Desjani à venir le rejoindre.
— De… Des vaisseaux de la République de Callas. Et aussi de la Fédération du Rift, j’ai l’impression. Je vous en prie, amiral. Le temps nous est peut-être compté. »
Rione l’avait prévenu qu’une marmite depuis longtemps sur le feu était en passe de déborder. Geary réfléchit un instant puis se retourna vers Tanya, qui, assise et tendue, semblait sur le qui-vive et consciente de son inquiétude. « Capitaine Desjani, veuillez s’il vous plaît m’accompagner jusqu’à la salle de conférence de haute sécurité. » Tant pis pour le tête-à-tête ! Si ce qu’il redoutait se vérifiait, il aurait besoin d’autres oreilles et d’autres cerveaux.
Et, si cette affaire concernant les vaisseaux de la République de Callas recouvrait bien ce qu’il craignait… Il pressa une touche de com. « Émissaire Rione, retrouvez-moi dès que possible dans la salle de conférence de haute sécurité. » Rione avait été coprésidente de la République de Callas avant d’être évincée et démise de ses fonctions par un vote, à l’occasion d’une de ces vagues intempestives de scrutins qui bouleversaient l’ordonnance politique de l’Alliance, et les matelots et officiers de ses vaisseaux la respectaient, comme d’ailleurs ceux de la Fédération du Rift. République et Fédération n’avaient rallié l’Alliance qu’au cours de la guerre, par peur des Mondes syndiqués, et, maintenant que leurs populations aspiraient à trancher certains liens officiels, l’allégeance de Rione à l’Alliance avait constitué un sérieux motif de désamour pour les électeurs.
« C’est à propos de cet appel du Représailles ? » s’enquit Tanya alors qu’ils se dirigeaient vers la salle de conférence d’un pas vif, mais sans pour autant se précipiter afin de ne pas alarmer les spatiaux qu’ils croisaient en chemin.
« Oui. Vous vous doutez sans doute de sa teneur. »
Elle opina lentement, d’un air si résolu qu’il stupéfia Geary. « Ils veulent rentrer chez eux.
— Comme nous tous.
— Pas autant qu’eux. Et nous sommes chez nous. Dans l’Alliance. Ces vaisseaux viennent de la République de Callas. Il y a longtemps qu’ils n’ont pas revu leur patrie.
— Je sais. »
Quelques minutes plus tard, l’écoutille de la salle se refermait derrière Rione qui venait de se joindre à eux, et les lumières de son linteau proclamaient qu’elle était aussi sûre que le permettaient actuellement l’équipement et les logiciels de la flotte, tout comme étaient sécurisées les communications qu’elle hébergeait. Geary fit signe à Tanya de contacter le capitaine Hiyen.
Celui-ci n’eut pas l’air très content de constater la présence des deux femmes, mais il s’y résigna en soupirant pesamment. « Amiral, je vais me fier à votre jugement quant à la participation de ces dames à notre discussion. Madame la coprésidente, si pour ma part je vous accorde encore ce titre, beaucoup de nos compatriotes ont perdu toute confiance en vous. »
Rione resta impassible, mais Geary lut le chagrin dans ses yeux. « Ce n’est pas moi qui ai pondu les ordres vous intimant de rester dans la flotte. On m’a chargée de vous les transmettre, mais je ne les ai jamais approuvés.
— Je vous crois, répondit Hiyen. Amiral, pour parler net, j’ai le triste devoir de vous annoncer que des mutineries sont sur le point de se déclarer à bord des bâtiments de la République de Callas appartenant à cette flotte, ainsi, me semble-t-il, que sur ceux de la Fédération du Rift. À tout moment, mes officiers et mes matelots, comme ceux d’autres vaisseaux de la République et de la Fédération, risquent de refuser d’obéir à mes ordres et de rompre avec la flotte pour rentrer chez eux. C’est mon avis de professionnel.
» Il n’y a strictement rien que je puisse faire pour l’empêcher, ajouta-t-il. Que nous l’ayons évité jusque-là est déjà un miracle en soi. Mais c’est à présent inéluctable. »
Desjani serra le poing. « Si ces vaisseaux se mutinaient et se séparaient de la flotte, celle-ci ne tarderait pas à perdre toute cohésion. Mais si vous ordonniez aux fusiliers de soumettre les mutins ou à vos unités de tirer sur eux, les conséquences seraient probablement encore plus désastreuses. »
Naturellement, Geary savait que c’était à lui et à lui seul qu’il incombait de prendre une décision bien qu’il ne fût pas responsable de la situation, tout comme lui seul serait tenu pour responsable de ses conséquences négatives éventuelles.
« Vous avez tout essayé pour contrôler la situation ? s’enquit-il.
— À peu près tout sauf des arrestations en masse, répondit Hiyen sur un ton pesant. Ça n’aurait fait que la rendre encore plus explosive, j’en ai peur.
— Il a raison, intervint Rione d’une voix calme mais remplie d’assurance. On ne peut pas contenir plus longtemps la vapeur.
— Mais le capitaine Desjani n’a pas tort non plus, déclara Geary. Si je laisse ces vaisseaux rentrer chez eux, tous les matelots et fusiliers de la flotte commenceront à se demander s’ils ne sont pas habilités à prendre les mêmes décisions de leur propre chef. Nombre d’entre eux ne tiennent nullement à se mutiner et veulent rester dans la flotte, mais ils ont l’impression qu’on abuse d’eux. Tenter de les soumettre par la force donnerait des résultats encore plus accablants.
— Parlez-leur, le pressa Tanya.
— La force reste notre seul et dernier recours, prévint Hiyen. Ils n’écouteront personne, pas même Black Jack. Sans doute lui sont-ils encore reconnaissants, mais ils en ont beaucoup trop vu. Si je tente de m’opposer à eux, mes matelots me relèveront de mes fonctions et, si vous cherchez à les en empêcher, ils riposteront. »
Si seulement Hiyen avait été un incapable, un mauvais chef dont les déclarations seraient sujettes à caution et dont la destitution suffirait à rétablir l’équilibre… Mais c’était un officier compétent. Pas le plus brillant de la flotte, sans doute, mais un bon meneur d’hommes malgré tout. Geary se tourna vers Tanya et lut dans ses yeux le reflet de son propre constat.