« Comment la flotte est-elle censée gérer de telles situations ? » demanda Rione.
Geary haussa les épaules. « Traditionnellement en fusillant le messager. En l’occurrence le capitaine Hiyen, qui nous a avertis du problème. En lui faisant donc porter le chapeau, à lui seul, et en croisant les bras, jusqu’à ce que ça finisse par exploser. »
Desjani hocha la tête puis dévoila les dents en un sourire sans joie. « Puis en blâmant les subordonnés du capitaine Hiyen, les moins gradés si possible.
— Nous ne pouvons pas empêcher l’explosion, déclara Rione. Tout au plus… atténuer ses effets. La… comment dire ?… la réorienter ? »
Hiyen secoua la tête avec véhémence. « On ne réoriente pas une mutinerie, madame la coprésidente. »
Desjani se pencha, le regard intense. « Une petite minute. La réorienter. Ces vaisseaux ont sans doute reçu de leur gouvernement l’ordre de suivre la flotte, amiral, mais ils sont toujours sous votre commandement.
— N’est-ce pas là tout le problème ? » aboya Geary.
Desjani s’empourpra et il prit conscience qu’il allait devoir le payer tôt ou tard. Mais, pour l’heure, elle s’exprimait d’une voix égale : « C’est vous le chef. Envoyez-les ailleurs. Tout de suite.
— Où pourrais-je bien leur ordonner d’aller sans les mécontenter tout autant ? s’enquit-il, dépité. Ils veulent rentrer chez eux… »
Il s’interrompit, comprenant brusquement. « Victoria, ces ordres que vous apportiez, vous savez… ? Suis-je habilité à le faire ?
— Je… » Habituellement maîtresse de soi, Rione avait été très secouée par la situation, mais elle réussit à se contrôler en prenant visiblement sur elle-même. « Ça dépend. Vous ne pouvez pas les envoyer n’importe où. Il vous faut un motif officiel, lié à la défense de l’Alliance. »
Geary afficha un écran, entra vivement une demande de recherche puis étudia une nomenclature détaillée des unités de la République de Callas et de la Fédération du Rift : nom et statut des bâtiments, patronyme de leur commandant… De vieux vaisseaux usés, à l’équipage fatigué. « Ils ont besoin de réparations et d’une remise en état. Qu’on renouvelle leur personnel. Qu’on remplace les hommes et les femmes tombés au combat. Pour l’instant, c’est l’Alliance qui couvre toutes ces dépenses. Pourquoi la République de Callas et la Fédération du Rift n’en auraient-elles pas la charge ?
— Amiral ? l’interpella Hiyen. Nos ordres sont d’accompagner la flotte de l’Alliance.
— Vos ordres sont d’y rester attachés et de vous soumettre au commandement de l’Alliance, rectifia Rione.
— Ce qui ne veut pas dire “physiquement attachés”, précisa Desjani.
— Exactement, ajouta Geary. Si j’ordonne à vos vaisseaux de regagner leur patrie, ils ne feront que se plier à mon ordre. Ce ne sera plus une mutinerie mais pure obéissance disciplinée. Capitaine Hiyen, tous les vaisseaux de la République de Callas ont l’ordre de former un détachement et de regagner sous votre commandement leur territoire d’origine, aux fins de réparations, remise en état et réapprovisionnement. Exécution immédiate. Quand pourrez-vous partir ? »
Hiyen dévisagea Geary puis éclata d’un rire teinté d’incrédulité. « Dans l’immédiat, probablement. Nous disposons d’assez de provisions et de carburant pour le saut jusqu’à la République par l’hypernet. Mais pour combien de temps ? Qu’adviendra-t-il si notre gouvernement se contente de nous renvoyer vers vous ? Ou s’il tente de le faire ? »
Rione secoua la tête. « Votre gouvernement vous a ordonné de suivre les instructions de l’Alliance, capitaine Hiyen. C’est une consigne de l’Alliance qui vous renvoie chez vous. Si la République tient à s’opposer aux ordres de l’Alliance, elle doit d’abord annuler ceux qui vous placent sous son commandement. »
Hiyen approuva de la tête, l’œil brillant. « D’accord, mais pendant combien de temps ?
— Quelle est l’expression exacte ? demanda Rione à Geary.
— Jusqu’à nouvel ordre, répondit-il. Formulation militaire convenable, ordres corrects, tout cela conformément aux exigences qui ont placé ces vaisseaux sous l’autorité de l’Alliance. » Il se tourna vers Desjani. « Aidez-moi à les rédiger aussi vite que possible. Nous nous servirons des paragraphes standard sur la formation d’un détachement.
— C’est l’affaire de cinq minutes, déclara Desjani. Faites passer le mot au cas où nous ne les aurions pas, capitaine Hiyen. Vous devez également faire une annonce aux vaisseaux de la Fédération du Rift, amiral.
— Qui est leur plus haut gradé ? s’enquit Geary en consultant son écran.
— Le commandant Kapelka du Passavant », répondit Hiyen.
Geary consacra un instant à passer en revue les états de service de cette femme avant d’appeler le Passavant. Sans doute n’irait-elle jamais plus loin dans sa carrière que le commandement de ce croiseur lourd, mais, dans les quelques systèmes stellaires appartenant à la Fédération du Rift, c’était déjà beaucoup.
Il envoya un message à haute priorité au Passavant.
Moins d’une minute plus tard, l’image du commandant Kapelka leur apparaissait, assise elle aussi à une table de conférence et l’air tracassée. Geary se demanda qui d’autre était attablé avec elle et de quoi ils discutaient.
« Pardonnez-moi de prendre votre appel ici, amiral, mais il exigeait une réponse immédiate », s’excusa-t-elle. La tension, sensible dans sa voix, ne devait manifestement rien à l’appel de Geary.
« C’est parfait, répondit-il en s’efforçant d’imprimer à la sienne une intonation calme et routinière. Je tenais à vous faire part de mes ordres vous concernant. Vous êtes nommée commandante d’un détachement composé de tous les vaisseaux de la Fédération du Rift. Prise d’effet immédiate. Ce détachement devra se séparer du corps principal de la flotte et regagner aussi vite que possible la Fédération afin de procéder aux réparations, remises à neuf et réapprovisionnements nécessaires. Il devra y rester jusqu’à nouvel ordre. »
La mâchoire de Kapelka lui en tomba et elle resta quelques secondes bouche bée avant de réussir à reprendre contenance pour la refermer. « Immédiate ? Vous nous ordonnez de rentrer chez nous sans délai ?
— Dès que possible, rectifia Geary. Vos vaisseaux vont exiger pas mal de travail. Avant de partir, assurez-vous que tous ont bien les provisions et le carburant requis pour le voyage, mais ne vous attardez pas inutilement.
— Les vivantes étoiles en soient remerciées ! » Le commandant Kapelka regarda autour d’elle, mais en évitant les gens qui entouraient Geary pour ne s’intéresser qu’à ceux installés à sa table. « Vous avez entendu ? Faites passer le mot à tous les vaisseaux. Tout de suite !
— Vous recevrez vos ordres officiels dans quelques minutes, reprit Geary comme si tout cela n’était que pure routine et qu’il n’avait pas remarqué sa réaction. Faites-moi savoir si vous rencontrez des difficultés. »
Il mit fin à l’appel puis se tourna de nouveau vers l’image du capitaine Hiyen. « Vous recevrez vous aussi des instructions détaillées dans le même délai. Prévenez votre équipage et les autres vaisseaux de la République de Callas. »
Un sursis inattendu s’était présenté, une grâce de dernière minute était arrivée et les fusils du peloton d’exécution s’étaient enrayés. Le capitaine Hiyen salua. Il affichait encore un sourire émerveillé quand son image disparut.