« Je ne voudrais pas vous mettre des bâtons dans les roues, c’était la seule solution qui nous restait, mais êtes-vous bien certain que vous n’allez pas passer pour ramolli ? demanda Desjani. Chacun dans la flotte savait ce qu’on ressentait à bord des vaisseaux de la République et de la Fédération. On se doutera qu’on vous a forcé la main. »
Il lui adressa un regard agacé. « Qu’étais-je censé faire d’autre ?
— Toutes les autres options étaient pires. Bien pires. Mais sommes-nous sûrs que cette solution-là ne va pas créer de nouveaux problèmes ? »
Pourquoi était-elle si… Parce qu’elle peut lire en moi. Je suis tellement soulagé d’avoir désamorcé cette bombe que je me refuse de réfléchir aux conséquences éventuelles. Je peux me fier à Tanya pour me remettre les pieds sur terre quand je m’apprête à me vautrer dans la satisfaction béate. « Ça se pourrait, concéda-t-il. Mais comment gérer cela ?
— Je m’en occupe, répondit Rione en feignant de ne pas remarquer le front de Desjani, plissé par la réflexion. Il nous suffira de répandre les rumeurs adéquates sur les vaisseaux de l’Alliance. Des gens à moi, déjà en place, peuvent s’en charger.
— Quelles rumeurs ? demanda Geary en regrettant de n’en pas savoir davantage sur les agents que Rione avait éparpillés dans sa flotte.
— Des rumeurs selon lesquelles Black Jack se serait lassé de voir les gouvernements de la République de Callas et de la Fédération du Rift refuser de verser leur quote-part dans l’entretien de leurs propres bâtiments. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : le financement de la maintenance et des réparations ne doit pas se faire dans l’attente de l’obsolescence et future mise au rancart des vaisseaux.
— Dans l’espoir de… voulez-vous dire. »
Rione inclina légèrement la tête en signe d’acquiescement, le visage impavide. « Mais vous, amiral, vous ne vous en satisfaites pas. Vous avez pris la décision de régler ce problème dès votre retour dans l’espace de l’Alliance.
— Non, intervint Desjani d’une voix tranchante. L’amiral Geary s’émeut avant tout du mauvais traitement infligé aux équipages de ces vaisseaux, qui n’ont eu droit qu’à de très brèves permissions depuis la fin de la guerre. Problèmes de maintenance et de financement ne doivent arriver qu’en second.
— C’est vrai », convint Geary.
Rione opina de nouveau après une courte pause. « Cette raison supplémentaire devrait encore conforter votre position. Vous avez pris votre décision, vous avez l’autorité nécessaire, et elle est maintenant arrêtée sans que personne ait son mot à dire. N’est-ce pas ce à quoi on s’attendrait de la part de Black Jack ?
— J’espère bien. La légende fait de lui un meilleur officier que je ne serai jamais. »
Desjani interrompit son travail de rédaction pour le foudroyer du regard. « Vous êtes meilleur que votre légende.
— Votre capitaine a raison, déclara Rione avant de se tourner carrément vers Desjani. Vous avez trouvé la solution. Je vous suis encore redevable.
— C’est… exact, marmonna Tanya, pas trop sûre de ce qu’elle devait répondre.
— Ne vous inquiétez pas, commandant. Je ne vais pas commencer à me conduire comme si nous étions deux sœurs.
— Tant mieux. Je n’aurais pas supporté. » Desjani fit la grimace. « Merci pour l’assistance que vous avez apportée à l’amiral. »
Rione se tourna vers Geary. « Je vais faire ma part. »
Elle sortit ; Geary et Desjani se remirent frénétiquement au travail sur les ordres requis. Heureusement, on pouvait les garder aussi simples que succincts en leur appliquant des formulations stéréotypées. « Je crois que ça va, déclara Geary. Relisons-les lentement une dernière fois. » Il s’exécuta, repéra un mot mal placé, rectifia le tir puis se tourna vers Tanya. Celle-ci hocha la tête et Geary frappa la touche des transmissions.
« Quatre minutes et demie, déclara Desjani d’un air satisfait. En dépit de l’interruption.
— Laquelle ? Quand Rione vous a remerciée ?
— Peu importe. »
Il se renversa dans son fauteuil et se massa les yeux. Il lui semblait que Rione se montrerait tout aussi évasive s’il abordait ce sujet avec elle. « Il s’en est fallu d’un cheveu. À voir la réaction de Kapelka, son équipage devait être à deux doigts de lui poser un ultimatum.
— Ouaip. » Desjani se rejeta elle aussi en arrière, souriante. « Et Hiyen, lui, s’attendait à ce que tu tires sur le messager.
— J’en ai déjà été témoin, Tanya. Plus souvent qu’à mon tour. Comparées à celle d’aujourd’hui, il s’agissait pourtant de questions bien moins graves, j’imagine. D’un problème qu’on aurait pu régler avec l’équipement d’un seul croiseur léger, ou encore du commandant d’un destroyer dont ses propres subalternes rapportaient la dangereuse incompétence, et le reste à l’avenant. Il arrive parfois que le messager exagère franchement l’importance du message, ou même qu’il invente carrément. Raison de plus pour vérifier que ce qu’on vous rapporte est exact.
— Vous attendriez-vous à un démenti de ma part ? » Elle se leva. « La réaction habituelle, de nos jours, c’est de classifier l’événement afin que chacun puisse prétendre qu’il ne s’est rien passé. Mais, si tous ces vaisseaux s’étaient mutinés en même temps dans l’espace de l’Alliance, bonjour pour tenir l’affaire sous le boisseau. »
Geary la dévisagea. Cette allusion à une mutinerie était un rappel d’événements passés. « Quand le capitaine Numos a participé à la mutinerie déclenchée par le capitaine Falco, nous nous trouvions hors de l’espace de l’Alliance. Peu de gens en ont entendu parler, ni ne savent d’ailleurs exactement ce qui a conduit à la perte du Triomphe, du Polaris et de l’Avant-garde. Est-ce pour cette raison, selon vous, que Numos n’est toujours pas passé en cour martiale ? »
Tanya réfléchit. « Oui, maintenant que vous le dites. Une enquête trop approfondie risquerait de faire du tort à certaines huiles. Falco mort, Numos devra endosser la pleine responsabilité de la mutinerie, de sorte qu’il n’hésitera pas devant un scandale aussi large que possible. Et, maintenant que l’amiral Bloch est revenu d’entre les morts, il ne tiendra certainement pas à ce que soit rendu public le foutoir où il a conduit la flotte. »
Cette nouvelle-là aussi leur était parvenue : en témoignage de leur bonne volonté, les Syndics avaient relâché l’amiral Bloch et une centaine d’autres prisonniers de l’Alliance. Mais où il se trouvait et ce qu’il faisait à présent restait un mystère que même les informateurs de Rione n’avaient pas réussi à percer. « Faute de mettre Bloch aux arrêts, on aurait pu au moins le mettre à la retraite, affirma Geary.
— Voilà que ça vous reprend : vous vous attendez encore à ce que le gouvernement se conduise rationnellement ? » Desjani s’interrompit puis reprit la parole sur un ton plus léger, façon main de fer dans un gant de velours : « Oh, ça me rappelle. Quand nous discutions d’un moyen d’empêcher la mutinerie qui menaçait, j’aurais juré que vous avez parlé pour me répondre sur un ton de commandement, un peu comme un sergent-chef engueulant un matelot qui vient de faire une grosse bêtise.
— Je… ne… Je n’oserais… bafouilla Geary.
— Et il me semble également me rappeler que vous l’avez fait devant cette femme. »
Sauvez-moi, je vous en conjure, ô mes ancêtres.
Le regard de Tanya était braqué sur lui. « Eh bien ?
— Je… »
Une alerte retentit, pressante. Geary plongea vers le panneau des trans comme si c’était la dernière réserve d’oxygène d’un vaisseau spatial en pleine décompression.