— Les techniciens découvriront peut-être ce que sont ces fantômes. »
Lagemann porta le regard au loin. « Me trouveriez-vous bizarre si je vous disais que je préférerais qu’ils restent une énigme ? Et qu’ils s’évanouissent et disparaissent peu à peu, sans qu’on connaisse jamais leur cause ni leur nature ?
— Je ne serais pas étonnée que ça se termine précisément ainsi, intervint Desjani.
— Vous rentrez chez vous ? demanda Geary à Lagemann.
— Oui. Pour rendre une brève visite à tous ceux qui m’ont cru mort. Puis je dois me présenter au rapport pour un débriefing exhaustif de tout ce que j’ai appris sur l’Invulnérable pendant que je le commandais.
— Ça devrait être divertissant, lâcha Geary. Et vous, docteur ? »
Schwartz balaya leur environnement d’un regard nostalgique. « Je vais regretter tout cela, amiral. La flotte, je veux dire. Aucun luxe, un ordinaire encore pire que celui des cafétérias de nos universités, mais j’avais au moins l’occasion de travailler enfin dans mon champ d’expertise ! Et, contre toute attente, en dépit des a priori sur la rigidité des esprits et institutions militaires, j’appréciais de travailler avec vous. Maintenant que nos chemins se séparent, nous allons aussi devoir livrer séparément nos propres batailles.
— Vous livrez des batailles ?
— Aussi haineuses qu’atroces, affirma-t-elle. Pour les palmes académiques, l’attribution du mérite de nos découvertes, trouvailles et interprétations, notre position au sein des conseils d’administration et des groupes d’étude. Assorties d’embuscades et de traquenards tendus aux imprudents, d’atrocités sans fin, tant verbales qu’écrites, infligées aux combattants et aux passants innocents, et d’épouvantables tirs de barrage rhétoriques échangés au cours de débats interminables, jusqu’au moment où une silhouette ensanglantée réussit à se dresser au-dessus des décombres encore fumants de la vérité scientifique pour se déclarer seule autorité en la matière, dépassant les vestiges et autres gravats universitaires survivants. »
Geary sourit. « À vous entendre, ce serait encore plus sanglant que la vraie guerre.
— Ayant été témoin de ces deux activités, amiral, je trouve la relative honnêteté de la guerre réelle rafraîchissante. » Elle eut un geste vague. « La lutte pour l’accès à ce supercuirassé bof vient tout juste de commencer et le bain de sang qui va affliger la faculté à ce propos surpassera sans doute tout ce qu’ont pu voir vos fusiliers. J’espère seulement que ce vaisseau ne sera pas classé top secret et déclaré impropre aux recherches scientifiques.
— Ni l’armée ni le gouvernement n’auraient cette bêtise…
— C’est triste à dire, intervint Lagemann, mais j’ai le sentiment qu’avant de monter à bord et de constater l’énormité de ce qu’il hébergeait, les techniciens en avaient bel et bien l’intention. Avant mon départ, le commentaire le plus courant parmi eux était : “On va devoir se faire sacrément aider.”
— Tant mieux, fit Desjani. Personnellement, j’ai l’impression qu’il est plus facile de fixer des limites à l’espace Énigma qu’à la stupidité bureaucratique.
— Vous savez quoi ? demanda le professeur Schwartz avec un sourire espiègle. On aimerait assez voir quiconque travaillerait contre vous planter ses crocs dans ce vaisseau bof. Le supercuirassé semble d’une puissance terrifiante, pourtant il devient inéluctablement un fardeau pour celui qui s’en charge.
— En effet, convint Geary en se remémorant le long et pénible périple qu’il avait fallu s’appuyer pour ramener l’Invulnérable en un seul morceau. Ce vaisseau m’a valu de nombreuses migraines.
— Un éléphant blanc. » Le sourire de Schwartz s’élargit. « Je vais jouer les universitaires et vous donner un cours en chaire, amiral. Savez-vous d’où provient cette expression d’“éléphant blanc” ? De la Vieille Terre. Elle fait effectivement allusion à un éléphant de couleur blanche. Pour une certaine civilisation de l’Antiquité, ces éléphants-là étaient regardés comme sacrés, pourvu que leur couleur fût naturelle. Ils exigeaient d’interminables soins, des rituels et un traitement particuliers, tout cela ruineux. Si bien qu’à la naissance d’un éléphant blanc sur leurs terres les princes régnants en faisaient présent au plus riche et puissant de leurs ennemis, que la loi et la coutume contraignaient à prendre soin de l’animal, quitte à dilapider sa fortune. Nul ne pouvait décliner un tel cadeau et nul n’avait les moyens de le garder. Avez-vous des ennemis assez puissants pour que vous les fassiez bénéficier de votre éléphant blanc, amiral ? » Schwartz acheva sa tirade sur une note taquine. « Vous pourriez les inciter à s’emparer de ce trophée. »
Geary éclata de rire. « Je pourrais certainement dresser la liste de quelques bénéficiaires envisageables. Si l’occasion se présentait, seriez-vous d’accord pour travailler de nouveau avec les Danseurs ?
— Amiral, si vous me faisiez une telle offre, je serais de retour si vite que l’hypernet paraîtrait lent en comparaison. » Schwartz hésita un instant. « Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, amiral. Vous les avez découverts. Vous avez découvert trois espèces intelligentes non humaines, et, même si une seule d’entre elles consent à communiquer avec nous, il n’en reste pas moins que vous les avez trouvées toutes les trois.
— Nous les avons découvertes ensemble. Je me félicite que nous ayons survécu à l’expérience, voilà tout. »
La navette se posa et les infirmiers filèrent avec leur brancard, suivis des yeux par une Rione impassible.
Le docteur Schwartz s’éloigna à pied, en agitant la main pour dire au revoir tout en observant ce qui l’entourait à la manière d’une touriste.
L’amiral Lagemann salua Geary puis lui agrippa la main. « Je suis de retour chez moi, les vivantes étoiles en soient remerciées. Et vous aussi. Pour un sauvetage, une formidable aventure et un dernier et incomparable commandement. J’espère vous revoir un jour, vous et votre… euh… capitaine Desjani.
— J’attendrai ces retrouvailles avec impatience, amiral, répondit Desjani avant de se retourner vers Geary pendant que Lagemann s’éloignait. Ne me remerciez pas. Je me suis dit que vous aspireriez pendant le trajet à une conversation qui vous distrairait de vos soucis de nature politique.
— Et vous aviez raison comme toujours. Voici notre escorte. »
Il ne s’agissait pas pour une fois de soldats en armes venus l’arrêter mais de policiers militaires chargés de retenir la foule qui commençait de s’amasser et, dans l’espoir de voir et toucher Black Jack, menaçait d’envahir la zone où ils se trouvaient. À entendre le joyeux brouhaha des conversations, les actions de Geary restaient encore assez hautes chez les résidents de la station d’Ambaru.
« Amiral, commandant, madame l’émissaire, les accueillit Timbal. Je suis chargé de veiller aux préparatifs de la réunion avec la délégation du Grand Conseil. Je dois vous conduire à eux sur-le-champ. Euh… c’est-à-dire… seulement l’amiral Geary.
— J’ai reçu une invitation sur le tard, déclara Rione. Quelqu’un se sera sans doute rendu compte que la présence d’une personne ayant conversé de façon extensive avec les Danseurs était requise. J’avais aussi recommandé celle de l’émissaire Charban, mais ma suggestion n’a pas été retenue aux voix.
— Je ne suis jamais invitée à ces réunions, confessa Desjani. Mais je ne m’en porte pas plus mal, j’en suis sûre. »
Timbal sourit puis leur fit signe de le suivre dans une coursive autrement déserte. « Vous avez regardé les infos ? demanda-t-il.