— Les vaisseaux de cette république se sont bien et loyalement battus aux côtés de ceux de l’Alliance, intervint Geary, qui cherchait à ne pas prendre la mouche trop prématurément. Même si elle ne fait plus officiellement partie de l’Alliance, je vois toujours en ses ressortissants des amis et j’espère que la réciproque est vraie.
— Alors pourquoi avez-vous renvoyé leurs vaisseaux ? s’enquit un sénateur, homme mince et de petite stature que Geary ne reconnut pas.
— Ils avaient besoin de réparations dont la République de Callas devait s’acquitter, et leurs équipages méritaient bien de passer quelque temps chez eux après tous les sacrifices auxquels ils avaient consenti. » Il s’était attendu à cette question et avait soigneusement préparé sa réponse afin de bien se faire comprendre.
« Sénateur Wilkes, nous devons nous concentrer sur l’ordre du jour, lâcha Sakaï en s’adressant à l’homme mince. Quant à l’émissaire Rione, je vous rappelle qu’elle a été conviée à cette réunion parce qu’elle est précisément celle qui peut nous en apprendre le plus sur les extraterrestres qu’on appelle les Danseurs, puisqu’elle a entretenu avec eux les rapports les plus fréquents.
— L’Alliance a besoin de l’émissaire Rione », ajouta Navarro.
Manifestement mécontente, la sénatrice Suva reporta son intérêt sur Geary. « Nous avons lu votre rapport. Vous aviez été envoyé en mission d’exploration.
— Mission dont je me suis acquitté, sénatrice, répondit Geary.
— Vous avez déclenché deux nouvelles guerres ! cracha Wilkes. On vous envoie explorer et apprendre et vous déclenchez deux guerres ! » Il s’interrompit, comme dans l’attente qu’on l’applaudisse.
Navarro fit la grimace. « Le rapport établit clairement que les Énigmas combattaient déjà l’humanité bien avant qu’elle ne connût leur existence. L’amiral Geary n’a rien déclenché en l’occurrence. D’après les rapports officiels, il a cherché au contraire à faire cesser les hostilités et à négocier avec eux.
— Ces rapports viennent des Syndics, sénateur.
— Pas ceux transmis par nos vaisseaux, sénatrice. Ils nous montrent en train de chercher à communiquer avec ces extraterrestres et à résoudre les litiges, tandis qu’eux persistent à attaquer.
— Alors que les Énigmas refusent de nous parler, ironisa Suva. Et, compte tenu des réactions probables des Syndics et des provocations de nos propres forces…
— Quelles provocations ? » l’interrompit Costa. Geary en avait appris assez long pour savoir qu’elle attaquait mécaniquement Suva plutôt qu’elle ne le défendait, lui.
« Nous sommes entrés dans l’espace qu’ils occupent sans leur autorisation… insista Suva.
— N’est-ce pas précisément la mission que vous aviez confiée à Geary, et ce avec insistance ? »
Celui-ci se demandait si quelqu’un remarquerait seulement son départ s’il se levait pour quitter la salle. Les sénateurs étaient tous engagés à présent dans leurs joutes verbales et cherchaient à parler plus fort les uns que les autres.
« Ça ne me manquait franchement pas », fit remarquer Rione. Elle posa le coude droit dans la paume de sa main gauche, le menton sur la dextre et ferma les yeux. « Réveillez-moi quand ce sera fini.
— Vous pouvez dormir dans ce charivari ?
— Ce me sera plus facile que de rester éveillée. »
Un brusque silence contraignit Geary à relever les yeux : les sénateurs se fusillaient du regard mais ne se chamaillaient plus. Debout, Sakaï toisait ses collègues d’un œil qui, comme d’habitude, ne trahissait qu’une sorte de désapprobation. « Cette question s’adressait-elle à l’amiral Geary ? » finit-il par demander en se rasseyant.
Wilkes prit le premier la parole, sur un ton plus mesuré mais toujours agressif. « Nous sommes maintenant en guerre avec deux autres espèces. Personne ne niera cette réalité, j’imagine ? Pourquoi notre première rencontre avec les Bovursidés s’est-elle soldée par une bataille mortelle ?
— Les Bovursidés ? s’étonna Geary. Vous voulez sans doute parler des Bofs ?
— C’est un terme péjoratif. Je ne le tolérerai pas dans ces murs. »
Costa ricana âprement. « On se fiche royalement que le sobriquet attribué à cette espèce parfaitement cinglée froisse votre susceptibilité. »
Une nouvelle joute verbale parut sur le point d’éclater, mais les regards glacials que Sakaï coula aux deux côtés de la table réussirent à l’étouffer dans l’œuf.
Geary décocha un coup d’œil vers Rione avant de reprendre la parole. « Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour communiquer avec eux. Ils nous ont attaqués dès qu’ils nous ont vus. Nous n’avons que fait que prendre des mesures pour nous défendre. Nous avons continué de nous adresser à eux jusqu’à notre départ de leur système stellaire. Ils ne nous ont jamais répondu, sauf en redoublant leurs assauts.
— Vous avez tous vu les rapports, ajouta Rione d’une voix neutre. Ils nous ont attaqués et pourchassés jusque dans un autre système stellaire ; alors même qu’ils risquaient la débâcle et une mort certaine, ils ont refusé de communiquer et préféré se suicider. On ne peut pas parlementer avec quelqu’un qui cherche uniquement à vous tuer.
— Peut-être avaient-ils peur de nous ! insista Wilkes.
— Peut-être. Sans doute avaient-ils d’excellentes raisons, du moins à leurs yeux, de refuser de nous parler et de nous combattre jusqu’à la mort. Quoi qu’il en soit, je ne me sentais pas obligée de mourir parce qu’eux croyaient avoir une bonne raison de nous éliminer.
— Si vous n’aviez pas fait irruption dans leur système en mitraillant tous azimuts…
— Nous n’avons pas tiré les premiers, se rebella Geary.
— Amiral, êtes-vous entré dans… – comment s’appelle leur système, déjà ?… – Honneur comme vous l’aviez fait dans celui des Énigmas et les autres systèmes que vous avez explorés ? demanda Navarro.
— Oui, sénateur. En formation défensive.
— Et, à Honneur, les représentants des Danseurs qui s’y trouvaient vous ont bien accueillis.
— Ils ont même aidé notre flotte ! déclara triomphalement Costa.
— Mais… ces Danseurs, fit quelqu’un d’autre, ils sont… »
Costa souriait toujours. « Qu’est-ce qu’il y a, Tsen ? Laids comme le péché, alliez-vous dire ? Est-ce bien politiquement correct ?
— On ne peut pas les juger sur leur apparence !
— C’est pourtant bien ce que vous faites, non ? Et ça vous déchire le cœur, n’est-ce pas ?
— Vous vous gagneriez sans doute davantage de partisans si vous ne preniez pas un tel malin plaisir à arracher les bras de vos adversaires pour les en flageller ensuite, sénatrice Costa, lâcha avec lassitude une grande femme brune.
— J’ai une déclaration à faire ! glapit Suva.
— Nous n’avons pas posé de questions, sénatrices, fit la grande brune. Pourrions-nous enfin rompre avec une vieille tradition et apprendre au moins quelque chose sur un sujet donné avant de faire des “déclarations” ?
— La sénatrice Unruh marque là un point », affirma Navarro.
Wilkes explosa de nouveau. Il montrait Geary du doigt. « Pourquoi avoir remis aux Syndics tous les prisonniers humains que vous aviez repris aux Énigmas ? » Ses intonations étaient celles de l’accusateur public, comme s’il réclamait la peine capitale contre Geary.
Celui-ci fit de son mieux pour ne pas avoir l’air sur la défensive. « Tous étaient des citoyens des Mondes syndiqués.
— Ils auraient pu vous fournir de précieux renseignements sur les Énigmas !