Ils rêvaient d’être Black Jack. Je n’y suis pour rien. Le gouvernement et la flotte avaient besoin d’un héros et j’en faisais un assez plausible pour qu’ils me fassent passer pour tel, j’imagine, même si je ne ressemble en rien à la légende qu’ils ont forgée. Mais ces jeunes gens sont morts en rêvant de m’imiter.
Je vois mal ce que pourrait faire Black Jack pour sortir l’Alliance du pétrin où elle s’est fourrée. Ni comment je pourrais moi-même l’en tirer. Mais je dois continuer de m’y efforcer parce que les gens ont cru en moi, ou, du moins, en celui pour qui ils me prenaient. Ce voyage ne résoudra rien, mais, à notre retour, il faudra que je réfléchisse à une solution. Ce que je verrai à Sol me donnera peut-être des idées.
Un document lié aux procédures d’entrée dans le Système solaire lui titillait aussi la mémoire. Il l’ouvrit et le lut en souriant de plus en plus largement. Encore une chose oubliée depuis belle lurette, mais que rien n’interdisait de ranimer.
L’alarme de son écoutille sonna. Au lieu de Tanya, de Rione ou de tout autre visiteur auquel il aurait pu s’attendre, ce fut le sénateur Sakaï qui se présenta.
L’homme resta plus d’une minute assis sans mot dire dans le fauteuil que Geary venait de lui offrir, en se bornant à le dévisager, comme à son habitude, d’un air énigmatique. Il finit pourtant par prendre la parole, d’une voix sourde qui n’en captait pas moins l’attention. « Vous êtes un curieux spécimen, amiral. Un anachronisme.
— Inutile de le souligner, répondit Geary en se demandant où il voulait en venir.
— Vous arrivez d’un passé vieux d’un siècle, insista Sakaï comme s’il n’avait pas entendu. Ce qui vous a bien servi pour commander la flotte. Et a été tout aussi bénéfique à l’Alliance. Jusque-là du moins. Mais le passé est révolu. Nous ne sommes plus les gens que vous avez connus. Ce n’est plus non plus l’Alliance que vous connaissiez. » Le sénateur ne semblait en tirer ni regret ni satisfaction. Il se contentait d’énoncer un constat, comme s’il parlait d’un événement survenu dans un lointain passé, ce qui d’ailleurs était le cas. « À qui va ma loyauté selon vous, amiral ?
— À l’Alliance, me semble-t-il, sénateur, répondit Geary en choisissant de nouveau soigneusement ses mots.
— Intéressant. Croyez-vous que cela fasse de moi un personnage inhabituel parmi les politiciens qui la dirigent ces temps-ci ou bien quelqu’un de relativement typique ? »
C’était une question minée, et à laquelle il aurait eu le plus grand mal à répondre s’il n’avait pas si longtemps côtoyé Rione. « Je pense que la plupart sinon l’ensemble des politiciens qui ont cette charge se croient fidèles à l’Alliance.
— Encore une fois, le choix des mots est intéressant, amiral.
— Vous n’êtes pas de mon avis ?
— Votre réponse était incomplète, biaisa Sakaï en fronçant légèrement les sourcils comme s’il fixait un point dans le lointain. Ceux d’entre nous qui sont loyaux à l’Alliance ou qui se l’imaginent ne croient pas tous en l’Alliance. Certains, quand ils y réfléchissent, ne se demandent pas si elle va s’éteindre mais quand elle s’éteindra. » Il scrutait Geary, l’œil brillant. « Et nous nous demandons aussi si vous, avec vos conceptions désuètes d’un autre temps, vous réussirez à maintenir un peu plus longtemps la cohésion de ce qui est en train de s’effriter, ou si votre présence et vos idéaux caducs n’en précipiteront pas au contraire l’effondrement. »
Geary mit quelques instants à répondre. « Je ne ferai rien qui puisse nuire à l’Alliance. J’ai agi de mon mieux jusque-là pour la servir et la protéger.
— Vous vous croyez incapable de rien faire qui puisse lui nuire, amiral. Et vous êtes persuadé que chacun de vos gestes lui a été profitable. » Sakaï secoua la tête. « Peut-être suis-je devenu trop blasé, trop amer à force de voir le chaos et la destruction se parer de toutes les vertus. Peut-être êtes-vous le héros dont l’Alliance a besoin. Mais je ne le crois pas.
— Pourquoi venir me le dire ?
— Sans doute parce que vous restez un des rares individus qui ne chercheront pas à retourner mes propos contre moi. Peut-être aussi parce qu’on ne dit pas souvent la vérité de nos jours et que j’avais envie de m’entendre l’exprimer une dernière fois. » Cette fois, le coin de la bouche de Sakaï se retroussa légèrement, ébauchant le plus fantomatique des sourires. « Je suis un politicien, amiral. Savez-vous ce qu’il advient des politiciens qui disent la vérité ? Ils sont déboulonnés par un vote majoritaire. Nous devons mentir aux électeurs. Parlons vrai et ils nous châtient. Mentons et ils nous récompensent. Comme le chien de l’antique expérience, nous apprenons à faire ce qui nous vaut une récompense. Le système se perpétue on ne sait comment, chancelant, l’Alliance perdure, mais la pression qui pèse sur elle s’accentue un peu plus à chacun des refus qu’opposent ses dirigeants et sa population aux vérités qui leur déplaisent. »
Sakaï se tut encore quelques secondes, le regard voilé, profondément plongé dans ses pensées. « Nous autres politiques mentons pour les meilleures raisons et la meilleure des causes, reprit-il d’une voix monocorde. Pour le bien de l’Alliance. Le bien de sa population. Nous ne pouvons les servir qu’en leur mentant. Me croyez-vous ?
— Je vous crois, répondit Geary, allumant comme un éclair de surprise dans les yeux du sénateur. N’est-ce pas justement le problème ? Tout le monde ou presque croit bien faire. Ou s’est persuadé qu’il agit au mieux et que ce sont les autres qui se trompent ou se conduisent de manière intéressée. »
Sakaï dévisagea de nouveau Geary. « Je vois que vous avez parlé avec Victoria Rione. Êtes-vous au moins conscient de ce qu’il en a coûté à certains politiciens pour s’assurer qu’elle voyagerait à bord de votre vaisseau amiral lors de cette expédition dans l’espace Énigma ?
— Je l’ai pressenti.
— Je fais partie de ceux qui ont soutenu cette initiative. » Un petit sourire retroussa de nouveau les lèvres de Sakaï. « Mais peut-être pas pour les mêmes raisons que les autres. »
Que recouvrait cet aveu ? « Me ferez-vous part de vos raisons personnelles ?
— De quelques-unes. L’émissaire Rione… pardon, l’envoyée Rione n’est pas de ces flèches qui se plient à une trajectoire imposée par d’autres. Elle fait plutôt partie des armes qu’un militaire qualifierait d’“intelligentes”, en ce qu’elle réfléchit par elle-même. Une telle flèche ne se comporte pas toujours comme s’y attendent ceux qui l’ont décochée. » Sakaï secoua encore la tête. « L’envoyée Rione croit en l’Alliance, elle aussi. Pour la préserver, elle est prête à faire tout et n’importe quoi, y compris ce à quoi nos ancêtres n’auraient jamais consenti.
— Mais vous, qu’attendiez-vous d’elle ?
— Amiral… » Sakaï s’interrompit encore puis fixa Geary d’un œil inquisiteur. « La légende qui s’est formée autour de Black Jack affirmait qu’il reviendrait sauver l’Alliance. Tout le monde en a déduit qu’il allait triompher des Syndics. Mais il ne suffit pas de mettre fin à la guerre pour la sauver. C’est devenu douloureusement évident pour nous tous. Et, maintenant, la population de l’Alliance se demande de plus en plus si l’ultime expédition de Black Jack n’était pas une mission militaire, non pas dirigée contre un ennemi extérieur mais destinée plutôt à sauver l’Alliance des querelles intestines qui menacent de la détruire. »
Geary dut ravaler le démenti instinctif qu’il s’apprêtait à opposer. Il préféra secouer la tête et s’exprimer de nouveau avec la plus grande prudence. « Je ne saurais pas comment m’y prendre. Je n’ai jamais cru en cette légende. Je ne crois pas être élu, choisi ou destiné… quel que soit le terme que vous voulez employer. J’essaie simplement de faire mon travail – mon devoir – de mon mieux.