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— Ce que vous croyez ou ne croyez pas compte-t-il ? s’enquit Sakaï à voix basse. La foi est une force très puissante, amiral, en bien comme en mal, et elle peut accomplir des exploits dont notre raison nous dicte qu’ils sont impossibles. Je ne peux pas sauver l’Alliance, amiral. Si je croyais pouvoir le faire, je serais pareil à ces imbéciles qui s’imaginent avoir la science infuse et être les seuls à savoir ce qui est juste et bon. Quand les gens vous regardent, amiral, ils ne voient pas en vous un être humain faillible mais Black Jack. Ne le niez pas. J’ai accompagné la flotte lors de votre dernière campagne contre les Syndics pour observer comment vous vous comportiez et comment d’autres se conduisaient avec vous. Même ceux qui vous honnissent et applaudiraient à votre échec ne voient en vous que Black Jack. Et Black Jack peut faire tout ce dont on le croit capable. Y compris, peut-être, ce qui me paraît impossible.

— À moins que cette “foi” ne soit la dernière goutte qui fasse déborder le vase de l’Alliance, déclara Geary sans chercher à dissimuler son amertume.

— En effet. » Sakaï inclina légèrement la tête. « Intéressant dilemme.

— Me direz-vous si vous consentez à m’aider à maintenir sa cohésion ? demanda Geary. Pas quelque mythique Black Jack, mais John Geary, le mortel qui fait ce qu’il peut. M’assisterez-vous ?

— Pourquoi cette requête ? s’enquit Sakaï en souriant plus ouvertement. Je viens de vous dire que je mentais. C’est mon métier. Ce qu’on exige de moi. Quelle que soit ma réponse, vous seriez bien avisé de ne pas la prendre au mot. »

Geary se rejeta en arrière pour scruter le sénateur. Les paroles lui vinrent spontanément à la bouche. « Un bon moyen de s’épargner un mensonge serait d’éviter de répondre, n’est-ce pas ? Fournir une réponse évasive et laisser son interlocuteur l’interpréter à sa guise. »

Le sourire de Sakaï s’effaça, remplacé par une mimique intriguée. « Vous avez réellement passé beaucoup de temps avec l’envoyée Rione. Et vous avez beaucoup appris d’elle. J’aurais dû m’en douter. Je vais donc répondre finalement à la question que vous m’avez posée. Qu’attendais-je d’elle à bord de votre vaisseau amiral ? Eh bien, je m’étais persuadé qu’elle trouverait d’ingénieuses méthodes pour déjouer tout plan dirigé contre vous. C’est pour cela que j’ai soutenu la décision de la placer à bord de l’Indomptable. Ce qui, en retour, m’a donné accès à certaines autres… délibérations qui, autrement, m’auraient été interdites.

— C’est à croire que vous avez cherché à m’aider, sénateur.

— Pas vous. L’Alliance. Parce que, quoi que vous fassiez, si erronées ou judicieuses que soient les décisions que vous prenez en vous basant sur vos conceptions d’avant-guerre du bien et du mal, vous n’êtes pas un imbécile. Contrairement à d’aucuns qui cherchent à la sauver par d’autres méthodes. » Sakaï brandit un index péremptoire pour interdire à Geary de l’interrompre. « On vous a dit, amiral, qu’on avait arrêté les chantiers d’autres vaisseaux de guerre. En réalité, on est en train de construire une nouvelle flotte, assez puissante pour rivaliser avec la vôtre. Et, si je dis “rivaliser”, c’est que ça correspond en grande partie à son objectif. »

Geary feignit de son mieux la surprise puis l’indignation. « Pourquoi le gouvernement a-t-il ainsi cherché à me fourvoyer ? » Un grand nombre de bonnes raisons lui venaient à l’esprit, mais il tenait à connaître celles qu’avancerait Sakaï.

« Ce n’est pas le gouvernement qui cherche à vous leurrer, mais quelques puissants individus qui en font partie. Certains ne posent pas les questions auxquelles on aurait peine à répondre. D’autres s’illusionnent en se persuadant que des méthodes destructrices pourraient servir à des fins positives. Voilà ce qu’il vous faut savoir. On a pris la décision de confier le commandement de cette flotte à un officier qui devra sauvegarder l’Alliance, soit en contrecarrant activement, soit en contrebalançant passivement – selon ceux que l’on interrogera – la menace que pose certain héros à qui la flotte actuelle reste extrêmement loyale. » Sakaï s’interrompit de nouveau. « Les raisons confluent toutes vers une stratégie élargie. On a convaincu une majorité du Grand Conseil qu’il fallait combattre le feu par le feu. S’ils redoutent certain haut gradé ambitieux fermement soutenu par une flotte, la seule solution est de créer un contre-feu, ergo une seconde flotte.

— C’est démentiel. Tiennent-ils à déclencher une guerre civile ?

— Ils croient sauver l’Alliance, affirma Sakaï. Que cela exige de créer les moyens de la détruire pour les confier à un homme dont les visées la mèneront à sa perte. Vous trouvez cela démentiel ? Vous avez raison. Ils ne voient que ce qu’ils veulent bien voir. »

Incapable de rester immobile plus longtemps, Geary se leva et entreprit de faire les cent pas devant le sénateur. « Si le gouvernement persiste à prendre des décisions susceptibles de détruire l’Alliance, que puis-je y faire, par l’enfer ?

— Je ne sais pas. Rien peut-être. Toute réaction de votre part risquerait de précipiter cette guerre civile que vous venez d’évoquer.

— Alors à quoi bon chercher à m’épauler en venant me rapporter ce que le gouvernement a entrepris et pourquoi ? »

Sakaï poussa un profond soupir. « Parce que votre arme la plus puissante, amiral – cette foi que les gens ont en vous –, pourrait bien vous permettre de sauver une Alliance que je crois pour ma part vouée à sa perte. Pourrait, ai-je dit. C’est déjà ça. Pas grand-chose sans doute, mais mieux que de désespérer en assistant passivement à la si brillante, si subtile mise à mort, par des tiers, de tout ce que nous chérissons et à quoi eux aussi croient tenir.

— Qui commandera cette nouvelle flotte ?

— L’amiral Block. »

La réponse était venue spontanément, sans hésitation ni détour. Pourquoi ? « Quand bien même le Grand Conseil saurait qu’en cas de victoire lors de son attaque sur Prime, le système stellaire principal des Syndics, il comptait renverser le pouvoir par un coup d’État militaire ?

— Exactement. » Le regard de Sakaï se perdit de nouveau dans le lointain, comme s’il voyait quelque chose qui restait invisible à Geary. « Je me demande pourquoi je persévère. Puis je pense à mes enfants et aux enfants de mes enfants. À ce qu’ils deviendraient si l’Alliance se désagrégeait. Je songe à mes ancêtres, à ce que je leur dirai le jour où il me faudra les affronter et leur expliquer ce que j’ai fait de ce que m’a offert la vie. Au jugement qu’ils porteront sur moi et mes actes. » Il haussa les épaules. « Je tiens à les regarder en face et à leur dire que je n’ai jamais baissé les bras. Peut-être mes efforts sont-ils voués à l’échec, mais pas parce que j’aurai renoncé.

— Vous ne croyez pas vous-même que c’est désespéré », avança Geary.

Le sénateur Sakaï se leva pour partir. Son visage était de nouveau indéchiffrable. « Disons plutôt que je crains de me l’avouer, amiral. »

Après son départ, Geary se surprit à reporter le regard sur le lien, qu’il avait ouvert un peu plus tôt, relatif à l’entrée dans le Système solaire. Suis-je vraiment un anachronisme ? Très bien. Les traditions maintiennent notre cohésion mais beaucoup sont tombées en désuétude sous la pression de la guerre. Peut-être serait-il temps que l’amiral anachronique que je suis réintroduise quelques autres anachronismes.