« Nous allons franchir la ligne », déclara Geary.
Il avait convoqué Tanya dans sa cabine. Elle lui adressa un regard intrigué. « Quelle ligne ?
— La ligne.
— Ça m’aide beaucoup.
— La frontière du Système solaire, expliqua-t-il patiemment.
— Les systèmes stellaires n’ont pas de frontières. » Elle entra quelques recherches puis attendit que les résultats s’affichent. « Oh, l’héliopause, voulez-vous dire ? La région de l’espace qui, autour de l’étoile, détermine les limites d’un système stellaire. Première nouvelle ! »
Sortant de la bouche du commandant d’un croiseur de combat à qui sa carrière avait fait parcourir des centaines d’années-lumière et visiter des dizaines de systèmes, cette dernière exclamation aurait pu paraître sidérante. Mais elle ne l’était pas. « Sans doute parce que l’héliosphère s’étend bien au-delà des points de saut et des sites de construction des portails de l’hypernet, expliqua Geary. Celle de toute étoile déborde dans le vide interstellaire où ne se rendent jamais les vaisseaux humains. Ou, plutôt, où ils ont depuis longtemps cessé de se rendre.
— Très bien. Pourquoi est-elle soudain si importante ?
— L’héliopause de Sol, c’est la limite de son système stellaire, dit Geary. Ensuite, nous entrons dans son héliosphère où prédominent les vents solaires.
— D’accord, fit Desjani, affectant une patience appuyée en même temps qu’elle consultait les résultats de ses recherches. S’agissant de Sol, l’héliosphère s’étend sur environ douze heures-lumière, cita-t-elle. Soit sur une centaine d’unités astronomiques. Qu’est-ce qu’une unité astronomique ?
— Une ancienne mesure de distance. Tu sais, comme le parsec.
— Le quoi ?
— Peu importe.
— Très bien. C’est de cette ligne que tu parlais ? Le ménisque de la bulle qui englobe l’héliosphère de Sol ? Mais elle est loin de tout. Nul ne s’aventure aussi loin dans l’espace interstellaire. À quoi bon ? On n’y trouve que des cailloux nus à la dérive.
— Il fut un temps, Tanya, où l’on ne pouvait se servir ni des points de saut ni des portails de l’hypernet pour voyager entre les étoiles. Les expéditions jusqu’aux premières étoiles atteintes par nos ancêtres devaient franchir physiquement cette ligne pour entrer dans le vide interstellaire. C’était un moment très important. Ça signifiait que l’humanité avait quitté son berceau pour explorer l’univers.
— Très important pour nos ancêtres ? » Desjani fixait à présent l’écran qui surplombait le bureau de Geary avec un respect renouvelé. « Oui. Évidemment. Ça marquait l’instant précis où un vaisseau et son équipage quittaient Sol.
— Exactement. On faisait la fête à bord. Même après qu’on a découvert la technologie des sauts et qu’on a cessé d’avoir besoin de sortir physiquement de l’héliosphère ni d’y rentrer, les vaisseaux ont gardé l’habitude de marquer le coup dès qu’ils franchissaient cette ligne. L’héliopause des autres étoiles ne comptait pas. Seule celle de Sol avait de l’importance. Pouvoir se dire qu’on est un voyageur, ce n’est pas de la gnognotte.
— Un… voyageur ?
— Une fois qu’on a franchi cette ligne, on peut se vanter d’être un voyageur. C’est la tradition.
— Nos ancêtres la respectaient ?
— Oui. »
Desjani hocha la tête. « Alors nous devrions les imiter. Comment t’en es-tu souvenu ? Je ne me rappelle pas avoir entendu quelqu’un en parler.
— La flotte envoyait un vaisseau vers Sol tous les dix ans, répondit Geary. Pour commémorer le lancement de la première expédition interstellaire depuis l’orbite de la Vieille Terre. Seulement tous les dix ans parce que, sans l’hypernet, le trajet était démesurément long. Je n’y suis jamais allé, mais j’ai parlé à des gens qui avaient fait le voyage et, à l’époque, la cérémonie du passage de la ligne était très importante.
— Mais, pendant la guerre, on ne pouvait plus se permettre d’en envoyer vers Sol. Compris, lâcha-t-elle. Les premières années, on était au bout du rouleau. On n’avait plus les moyens de se priver si longtemps d’un bâtiment. »
Geary acquiesça. « Le suivant devait partir moins d’un an après la première attaque des Syndics. Je me rappelle encore que tout le monde se demandait qui allait être sélectionné. Ça fait bizarre d’y penser maintenant, mais, avant la bataille de Grendel, c’était un des plus fréquents sujets de conversation dans la flotte. »
Tanya le fixa d’un œil atone. « C’était ta plus grande inquiétude ? »
Geary piqua un fard. Comme la plupart des officiers et matelots de la flotte, Tanya avait passé sa carrière et la plus grande partie de sa vie à se soucier de la guerre contre les Syndics, de la vie et de la mort de ceux qu’elle connaissait et aimait. Comment pourrait-elle imaginer un monde où le plus gros souci de la flotte portait sur l’identité du vaisseau qui s’offrirait une croisière jusqu’à Sol ? Comment pourrais-je moi-même me sentir supérieur à ceux dont la vie a été réduite en cendres, anéantie par des problèmes autrement sérieux que les frivolités dont je pouvais me permettre de m’inquiéter jadis ?
« Oui, finit-il par répondre.
— Je… J’imagine que ça pouvait avoir de l’importance à l’époque, admit-elle d’une voix laissant manifestement entendre qu’elle s’efforçait d’appréhender le concept sans réellement y parvenir. Je peux encore comprendre le passage de la ligne, ajouta-t-elle. Et la commémoration d’une première expédition vers les étoiles. C’était énorme. Ils voyageaient dans le vide interstellaire à une vitesse inférieure à celle de la lumière. J’ai lu des trucs là-dessus quand j’étais petite. »
Son regard se fit lointain, comme plongé dans ses souvenirs, et elle sourit. « Le Vaisseau vers les étoiles. Je me souviens encore du livre, tellement je l’ai lu souvent. Ça parlait d’un garçon et d’une fille qui vivaient à bord. Ils y étaient nés puisque le voyage durait plusieurs générations. Le premier équipage mourrait de vieillesse avant d’arriver à destination. On élevait les enfants pour le poursuivre et piloter le vaisseau, mais seuls les petits-enfants atteindraient l’étoile visée. »
Geary sourit, lui aussi, en se souvenant de l’histoire. « J’ai lu le même livre. J’avais envie d’être ce petit garçon. Tout le monde pouvait aller d’une étoile à une autre, mais seuls les gens comme lui traversaient le vide interstellaire. Depuis que nous avons découvert les sauts, plus personne n’est allé dans le Grand Noir.
— J’en ai parlé une fois avec Jaylen Cresida, dit Tanya d’une voix sourde, le visage attristé au souvenir de leur défunte camarade. Les observations faites par ces gens à l’aide de leurs instruments ont été archivées et servent encore. Jaylen en avait étudié quelques-unes. Nous dépendons toujours de ces données sur la nature de l’espace profond car, depuis, nul ne s’y est plus rendu pour en collecter d’autres.
— Vraiment ? » Geary porta le regard sur une cloison comme s’il pouvait voir l’espace au travers, par-delà la bulle de néant dans laquelle l’Indomptable se dirigeait vers Sol. « Les instruments se sont sûrement beaucoup améliorés depuis. Quelqu’un pourrait bien proposer d’envoyer une expédition automatisée pour les recueillir. »
Desjani haussa les épaules. « On était un peu occupés. »
Geary faillit se gifler le front pour se punir de son étourderie. Occupés. Par un siècle de guerre sanglante. « Je sais. Euh… il y avait une cérémonie quand on franchissait la ligne. C’est votre vaisseau et c’est donc à vous d’en décider, mais c’est une coutume.