Il réajusta ses habits, but un nouveau coup. Lucie essayait de mémoriser ses mots. Un virus… Noland… Elle devait lutter, les brumes l’enveloppaient, dévoraient ses pensées, gommaient ses souvenirs.
— Quand Louts est venue à ma rencontre, j’ai eu une idée. Je voulais savoir si… les premiers symptômes du virus avaient frappé de jeunes adultes mâles. Si certains d’entre eux étaient devenus ultra-violents, et si toutes les hypothèses de Terney et de Noland se confirmaient. Alors, j’ai utilisé l’étudiante, je lui ai demandé de faire le tour des prisons, d’y rechercher des gauchers violents, jeunes, présentant des symptômes de perte d’équilibre. Elle devait juste me ramener une liste de noms et des photos, je savais que j’y reconnaîtrais des petits-enfants Ururu et que, si tel était le cas, alors toutes les théories de Noland se vérifiaient. Quand je ne l’ai pas vue revenir, j’ai su qu’elle était allée beaucoup plus loin. Que ses recherches et son obstination lui avaient coûté la vie. Noland l’avait tuée…
Lucie pataugeait. Les images continuaient à se chevaucher dans sa tête. Tout s’embrouillait, alors que des hurlements féminins s’élevaient au cœur du feu. Des voix distinctes du passé se mêlèrent aux clameurs du présent. Des flics qui criaient, qui s’élançaient. Toute tremblante, trempée, Lucie se vit clairement marcher avec les forces de l’ordre. On défonçait la porte, Lucie suivait. Carnot, là, plaqué au sol… Elle courait dans les escaliers, ça sentait le brûlé. Une porte, la chambre. Un autre corps, dont les yeux étaient restés ouverts.
Juliette, là, morte juste devant elle, les yeux grands ouverts.
Lucie roula sur le côté, les mains au visage, et poussa un long hurlement.
Ses doigts griffèrent le sol, ses larmes se mêlèrent aux terres ancestrales, tandis que devant, des mains ensanglantées brandissaient aux cieux un bébé arraché au ventre de sa mère. Dans un ultime éclair de lucidité, elle vit Chimaux se pencher au-dessus d’elle, et l’entendit murmurer, d’une voix glaciale :
— Et maintenant, je vais aspirer votre âme.
Noland parlait calmement, épongeant son arcade par petites touches précises.
— Phénix est sorti du ventre de l’Évolution et a contaminé des générations de Cro-Magnon, il y a trente mille ans. Je pense que, quelque part, il a contribué à l’extinction de l’homme de Neandertal par un génocide des Cro-Magnon infectés, mais ceci est une autre histoire. Toujours est-il que la course à l’armement entre virus et humain, dans les sociétés occidentales naissantes, a donné l’avantage à l’humain : le rétrovirus est devenu inefficace au fil des siècles et s’est retrouvé fossilisé dans l’ADN. Cependant, il a persisté dans la tribu Ururu, ne mutant que légèrement, au rythme de la lente évolution de cette tribu isolée et issue de l’ère préhistorique. Dans une société occidentale, la culture va trop vite, elle guide les gènes, les oriente, elle prend l’ascendant sur la nature. Mais pas dans la jungle. Les gènes gardent toujours leur avance sur la culture.
— Comment fonctionne le virus ?
— Il suffit d’un porteur, homme ou femme, pour que l’enfant soit contaminé. Phénix se cache sur le chromosome numéro 2, proche de gènes qui entrent en compte dans la latéralité. C’est sa présence qui rend les hôtes gauchers. Mais pour se réveiller et se multiplier, Phénix a besoin d’une clé. Cette clé, c’est n’importe quel mâle de cette planète qui la détient, sur son chromosome sexuel Y.
Sharko songea au livre de Terney, La Clé et le Cadenas. Nul doute que ce titre faisait une allusion cachée au virus Phénix. Encore l’un de ses tours de passe-passe.
— Quand j’ai inséminé les mères saines, il y a plus de quarante ans, elles ont donné naissance à un enfant contaminé – génération G1 –, puisque le virus était dans le spermatozoïde Ururu et donc, dans le patrimoine génétique de l’enfant. Supposons que l’enfant G1 né soit une fille, comme ce fut le cas à chaque fois et en particulier pour… Jeanne, la mère de Coralie.
Il parlait là de celle censée être sa fille, mais qui ne possédait aucun de ses gènes paternels. Une étrangère à ses yeux, le simple produit d’une expérience.
— Jeanne est donc porteuse du virus. Lors de la future fécondation de son ovocyte avec un spermatozoïde mâle occidental, vingt ans plus tard, le hasard décide : le nouveau fœtus sera fille ou garçon. Jeanne a d’abord eu une fille, Coralie, et ensuite un garçon, Félix. Deux enfants infectés de la deuxième génération G2. Dans le cas de Coralie, le père occidental a transmis son chromosome X, le virus ne s’est pas déclenché chez Jeanne car le cadenas est resté fermé. Cela n’empêche en aucun cas à Phénix d’être transmis génétiquement à Coralie par le biais du chromosome 2… Dans le cas de Félix, le père transmet son chromosome Y. Ce Y se retrouve dans la composition du placenta, qui interagit fortement avec l’organisme de Jeanne. Dès lors, le cadenas qui retient le virus sur le chromosome 2 de Jeanne s’ouvre. Des protéines sont fabriquées dans le corps maternel, le virus se multiplie alors avec un unique but : assurer sa propre survie et propagation dans un autre corps. L’expression du virus se caractérise donc par une hypervascularisation du placenta, avec, en contrepartie, une détérioration des fonctions vitales de la mère. Le virus a tout gagné : il tue son hôte et se propage par l’intermédiaire du fœtus, garantissant ainsi sa propre survie… Vous connaissez la suite. Félix grandit, devient adulte, a probablement des relations sexuelles. À son tour, il transmet le virus si naissent des enfants. Puis il se passe ce qui s’est passé dans l’organisme de la mère G1 : le virus se multiplie chez Félix et le tue, s’exprimant cette fois dans le cerveau. Le schéma fonctionne dans tous les cas de figure. Mère ou père contaminé, garçon ou fils qui naît. Phénix a appliqué la stratégie de n’importe quel virus ou parasite : survivre, se propager, tuer. S’il a survécu chez les Ururu, c’est parce que humains et virus ont tous deux trouvé des avantages bien supérieurs aux inconvénients. Une tribu jeune, forte, à l’évolution ralentie, dont la taille s’autorégulait, et qui n’éprouvait nul autre besoin que celui de survivre et assurer sa pérennité. Le reste – et notamment le vieillissement – n’est que… du superflu.
Il soupira, les yeux au plafond. Sharko avait envie de l’étriper.
— J’ai tout consigné dans des documents, aux détails près. Les séquences analysées de Phénix muté, puis Phénix non muté vieux de trente mille ans. Vous n’imaginez même pas l’impact de la découverte de Cro-Magnon dans la grotte, il y a un an. Un individu isolé qui avait massacré des Neandertal… Le dessin inversé… J’avais là l’expression de la forme originelle d’un virus dont nous n’étions que trois au monde à connaître l’existence, et sur lequel nous planchions depuis des années. Stéphane Terney s’est arrangé pour subtiliser la momie et son génome.
— Pourquoi ne pas voler que les fichiers informatiques ? À quoi vous servait cette momie ?
— Nous ne voulions pas la laisser entre les mains des scientifiques, qui auraient forcément de nouveau extrait le génome, et l’auraient passé au crible. À terme, ils auraient relevé les différences génétiques entre le génome ancestral et le nôtre, ils auraient fini par comprendre et découvrir mon rétrovirus…