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— Et moi, j’ai toujours imaginé les guides avec les yeux bleus. Vous ne dérogez pas à la règle.

— Mais vous si, heureusement. Comment des femmes aussi mignonnes peuvent-elles devenir flics ?

— Juste pour avoir l’occasion de disposer d’un guide gratos et d’aller à des endroits où personne n’irait.

Il lui sourit franchement.

— Bon, revenons à nos moutons. Nous voici dans un sanctuaire apparu avant la naissance même du glacier. Un lieu où l’homme moderne n’avait jamais fourré les pieds.

Malgré ses couches de vêtements, Lucie ne pouvait s’empêcher de trembloter. La peau de son visage lui paraissait dure comme le roc.

— Et pourtant, nous sommes là, fit-elle. Plus rien n’échappe à la conquête de notre monde.

Marc acquiesça, puis orienta son faisceau vers la bouche d’ombre.

— La cavité est assez grande, environ une trentaine de mètres de profondeur. C’est par là, tout au fond, que des alpinistes italiens ont trouvé les hommes des glaces.

Lucie plissa les yeux. Avait-elle bien entendu ?

— Des hommes des glaces ? Combien ?

— Quatre. Incroyablement momifiés et préservés par les températures glaciales. À ce qu’on m’a raconté, c’est comme si on les avait mis dans un congélateur depuis trente mille ans.

— Rien que ça ?

— C’est une pacotille à l’échelle de l’Évolution.

— Il n’empêche…

Il but au goulot de sa bouteille. Lucie le regarda secrètement. Ce type, isolé dans ses montagnes, était à tomber. Après s’être frotté la bouche, il reprit ses explications.

— Avec l’air sec, l’eau avait totalement quitté leurs corps, leurs yeux avaient disparu, mais les muscles avaient à peine rétréci, devenus noirs et desséchés. La quasi-absence d’oxygène a évité les dégradations. Ils avaient encore leurs cheveux, des restes de fourrure, des outils à portée. Disons qu’ils avaient séché… comme du raisin.

— Si mes souvenirs d’histoire sont bons, il s’agissait donc d’hommes de Cro-Magnon ?

La glace et la poudreuse condensée formaient à présent une fine couche sur le sol de la grotte. Des paillettes d’or traversaient le faisceau lumineux, offrant un spectacle irréel. Marc se mit à avancer lentement, Lucie l’imita. La paroi se rétrécit, ils durent se baisser. Ils avançaient à présent sous la montagne, dans une gorge sinistre, inquiétante.

— C’est plus compliqué que cela. Je ne suis pas expert et je n’étais pas présent lors de la découverte, mais les paléoanthropologues qui sont venus ici ont identifié avec une quasi-certitude un homme de Cro-Magnon et une famille de Neandertal, composée d’un mâle, d’une femelle et d’un enfant. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, malheureusement. Les chercheurs ont agi vite, en toute discrétion et préservant au maximum l’endroit pour ne pas abîmer les momies. Tout ce que je sais, c’est que ces momies, les restes de vêtements, les outils ramassés ici ont été précautionneusement emballés, hélitreuillés, dans les conditions d’hygiène et de température les plus strictes. Puis ils ont été transportés dans le laboratoire de paléogénétique de l’École normale supérieure de Lyon, pour des analyses.

— Ce n’est pas tout près, Lyon. Pourquoi pas Chambéry ou Grenoble ?

— Ils sont les seuls en France, je crois, à gérer ce genre de situation, et disposent d’un matériel de pointe pour les études. Les chercheurs ont pris des photos de la découverte, vous pourrez les consulter sur place si vous allez là-bas.

Ses mots résonnaient étrangement contre les parois. Lucie avait l’impression d’évoluer à l’intérieur d’une crypte exiguë, de violer un secret ancestral, enfoui dans les glaces, au cœur des montagnes. Des rais jaunâtres ricochèrent sur les parois plissées. Le sol devint dur, les crampons d’acier mordaient la roche dans des cliquetis sinistres. Lucie ne se sentait plus du tout rassurée. Dans quel fichu enfer avait-elle fourré les pieds ? Elle essaya de réchauffer l’atmosphère en parlant un peu.

— Je ne me souvenais plus ou plutôt, j’ignorais que Cro-Magnon et Neandertal avaient cohabité.

— Ils l’ont fait, sur quelques milliers d’années. Neandertal s’est éteint, alors que Homo sapiens, lui, a continué à évoluer. On ignore encore précisément les causes de l’extinction de Neandertal, plusieurs théories sont avancées. Notamment sa moindre capacité à pouvoir s’adapter au froid. Mais Éva Louts avait ses propres certitudes. Elle pensait fermement à une extermination de Neandertal par Cro-Magnon.

— Une extermination ? Vous voulez dire une espèce de génocide ?

— Exactement.

Génocide… Un terme qui revenait à la charge, au cœur d’une nouvelle enquête. L’expression d’une folie humaine, que Lucie rencontrait de nouveau, un an plus tard. Elle chassa les nombreux souvenirs qui, instantanément, refluaient, et tenta de se concentrer de nouveau.

— Un génocide préhistorique… C’est plausible, ça ?

— C’est une théorie comme une autre, défendue par certains paléontologues. Pour Louts, Cro-Magnon était physiquement plus puissant, plus grand, plus agressif. Et les plus puissants se reproduisent forcément mieux, parce qu’ils éliminent leurs adversaires dès qu’ils en ont l’opportunité.

Lucie ne répondit pas, elle songeait aux bébés requins-marteaux, à cette compétition intra-utérine qui existait dans le but ultime de répandre les gènes par la reproduction. Elle pensait aussi à nos peurs innées des serpents, des araignées. D’où venaient ces terribles instincts de prédation ou de préservation ? Étaient-ils inscrits dans le patrimoine génétique légué par les générations passées ?

Ils doublèrent de petits tas de cendres noircies, qui semblaient prêtes à se disperser au moindre courant d’air. Les vestiges de feux vieux d’une éternité. Lucie imagina les visages rougeoyants, presque simiens, les corps à l’odeur de fauve, couverts de peaux de bêtes, réunis à proximité des flammes et poussant des cris gutturaux. Elle voyait la lourde sueur s’exhaler de leurs corps noueux, leurs ombres grotesques s’étirer sur les parois. Dans un moment d’angoisse, elle se retourna : le mur translucide issu du glacier avait disparu, ainsi que toute trace de clarté. Un véritable saut dans la préhistoire. Son imagination travaillait à plein régime. Et s’il se produisait un brutal éboulement, qui les bloquait ici, Marc et elle ? Et si elle ne revoyait plus jamais sa fille ? Et si…

Elle fonça vers l’avant, sur les pas de son accompagnateur, qui s’était déjà éloigné. Elle devait parler, décompresser.

— Excusez-moi, Marc, mais ces hommes de glace, ils ne sont évidemment plus là ?

— Non, bien sûr.

— Dans ce cas, qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi Éva Louts a-t-elle accompli tout ce chemin pour venir dans un endroit qu’elle devait savoir vide ?

Marc se retourna et la fixa des yeux. De petits nuages blanchâtres sortaient par sa bouche.

— Parce que cette cavité n’est pas totalement vide, justement.

Lucie sentit un courant lui emplir la gorge et posséder chacune de ses artères. C’était comme respirer des lames d’air qui blessaient les muqueuses, irradiaient les conduits internes. Sa tête commençait à lui tourner légèrement. L’effort, l’altitude, l’enfermement… Elle s’autorisait encore dix minutes là-dedans, parce que les images d’enfermement l’écrasaient. Les hurlements de Clara résonnèrent dans ses oreilles. Clara, Clara, Clara… Maman n’était pas là. Elle respira un grand coup, appuyée contre la paroi. Elle n’avait qu’une envie, retrouver Juliette, la serrer contre elle. Marc constata son trouble.

— Ça va aller ?

— Oui, oui… Continuons…

Enfin, ils atteignirent le fond. Une zone large, circulaire, semblable à un dôme. Le guide orienta alors sa torche vers une paroi, sur le côté.