— Calme plat de mon côté. Qui a pris la fuite ? Que se passe-t-il ?
Levallois regardait partout, l’œil vif. Il revint à Sharko.
— La fenêtre de sa chambre était ouverte. Il n’y a que par les jardins qu’il a pu fuir. J’ai cru t’entendre crier.
— Une saloperie de chat. Tu es sûr que tu as vu quelqu’un ?
— J’en sais rien. Il y a un truc bizarre là-dedans. Va voir…
Levallois se retourna, accéléra, se jeta sur la palissade et son corps disparut dans les jardins. Seul, Sharko poussa un profond soupir. Il avait été moins une. À présent, Lucie devait être suffisamment loin pour se trouver hors de danger.
Dans tous les cas, elle aurait de sérieuses explications à lui donner.
Il se précipita vers la maison. Des hommes en sortaient un autre par la force. Menotté, il hurlait à la mort, avec des sons graves, nasaux. Ses pieds battaient dans tous les sens. Il ne fallait pas moins de trois policiers pour le maintenir. Bellanger, le chef de groupe, fixait le jeune individu de ses yeux sombres.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda Sharko en haletant.
— On n’en sait rien. Terney est mort. Ce jeune type ne parle pas et tournait les pages d’un livre, tranquillement assis, alors qu’il y avait un cadavre à trois mètres.
— Sa démarche étrange… Ses cris… Un handicapé mental ?
— Très handicapé mental, je dirais même. Sur la couverture de son livre, c’est écrit 342 en gros, et les pages sont numérotées de 1 à 300, mais elles sont toutes blanches. L’individu n’a aucun papier sur lui, rien. C’est sans doute lui qui est passé par la fenêtre pour entrer. Il a fait tomber l’objet en métal quand on a voulu pénétrer. Le bruit lui a fait peur, il s’est enfermé dans une petite pièce attenante à celle du crime…
Sharko acquiesça.
— Je n’ai rien vu passer dans les jardins. À mon avis, Levallois poursuit un fantôme.
Même enfermé dans la voiture de police, on entendait l’individu hurler. Dans les habitations voisines, des lumières s’allumaient. Des gens sortaient de chez eux.
— Je donne ma démission si ce type ne s’est pas évadé d’un hôpital psychiatrique ou d’un truc dans le genre, fit Bellanger d’une voix grave. Mais pourquoi il serait venu ici ?
Une demi-heure plus tard, ils pénétrèrent dans la demeure, précédés par la police scientifique. Des hommes en tenue s’étaient déversés dans toutes les pièces.
— Je te rejoins sur la scène de crime, fit Sharko. Je m’imprègne un peu des lieux, avant.
Le flic carburait au café pur, bourré de caféine. 23 heures. Corps chargé comme une pile électrique. Autant laisser l’adrénaline et les excitants travailler, lui pomper ses ultimes cartouches. Peut-être finirait-il par s’effondrer, un jour, et dormir jusqu’à en crever.
Tandis qu’au rez-de-chaussée Levallois récoltait des informations précises par téléphone sur la victime, Sharko évoluait de pièce en pièce, croisant les visages sombres, inquiets, fatigués, de collègues. Salon, séjour, salle de billard, de projection… Tout était incroyablement en ordre, d’une propreté de bloc opératoire. D’après les toutes premières données, Stéphane Terney était un obstétricien et immunologiste réputé exerçant à Neuilly. Il avait soixante-cinq ans et devait être un maniaque du rangement. Même les couverts, dans les tiroirs, étaient empilés avec une rigueur militaire. Sûrement une déformation professionnelle : jouer avec des pipettes, des aiguilles, et amener des bébés au monde devait exiger une grande rigueur.
Les messages laissés sur le répondeur étaient variés. Deux femmes différentes – des maîtresses ? – s’inquiétaient de son silence. Des collègues de travail dérangeaient Terney qui, alors, terminait ses trois semaines de congés, pour lui poser des questions purement administratives.
Dans cette même pièce, le flic s’approcha de la grande cheminée à foyer ouvert et s’accroupit. Les techniciens récupéraient, parmi un tas de cendres, des restes de cassettes vidéo – au moins cinq ou six selon les premières constatations – complètement calcinées. Les bandes n’étaient plus que poussière et les boîtiers, des boules noires de plastique. On n’avait trouvé aucun magnétoscope dans la maison, mais les policiers avaient découvert que des lattes avaient été arrachées du plancher, dans la pièce aux fossiles de Terney. Là où, probablement, il avait caché les cassettes, depuis longtemps. L’assassin les avait récupérées, et brûlées.
Sharko fit ensuite un petit tour à l’étage, dans la grande salle abritant la collection privée de fossiles et de minéraux. Il devait y en avoir pour une petite fortune. Les pièces étaient soignées, mises en scène par des jeux de lumière. Les animaux semblaient s’affronter. Il se retourna et remarqua les lattes arrachées du sol, dans un coin.
Le commissaire s’engagea ensuite dans la bibliothèque, pour y rejoindre Bellanger. À peine plus âgé que Levallois, Nicolas Bellanger avait tous les atouts d’un bon meneur d’équipe. Célibataire, intelligent, sportif. Et ambitieux. Les rapports entre les deux hommes n’étaient ni bons ni mauvais. Ils bossaient ensemble, voilà tout.
De son côté, Jacques Levallois auscultait attentivement les rangées de livres dans la direction indiquée par les index de la victime. Paul Chénaix, le médecin légiste qui avait déjà autopsié Éva Louts, se redressa en retirant ses gants. Puis il nettoya ses petites lunettes rondes avec une lingette.
— Globes oculaires en liquéfaction, sublime tache abdominale, et une rigidité cadavérique bien résolue. Il n’est pas encore complètement vert. Je dirais qu’il a passé l’arme à gauche il y a au moins quatre jours, mais moins de huit. Les examens approfondis nous donneront peut-être une meilleure fourchette. On va pouvoir lever le corps.
Sharko moulinait les informations. Avec la fatigue et les excès de caféine, il se sentait dans un drôle d’état : l’impression de flotter légèrement, comme après quelques verres de vin. Il parvint néanmoins à faire le tri dans sa tête :
— Éva Louts a été assassinée il y a trois jours. Terney est mort avant… Donc, Terney n’est pas son meurtrier.
Bellanger, le chef, scrutait attentivement la pièce, tournant lentement sur lui-même. C’était une grande tige, aux yeux aussi noirs que du café, et aux cheveux bruns en pétard.
— Supposition appuyée par le fait qu’on n’a pas retrouvé le crâne du chimpanzé dans son petit musée privé. Le tueur est d’abord passé ici, il a torturé Terney, l’a éliminé, puis il s’est chargé d’Éva Louts le lendemain, embarquant les mâchoires pour commettre son meurtre. À étudier, mais je vois mal le type en pyjama commettre deux meurtres de ce genre. D’après ce que je viens d’apprendre du bureau, l’individu se cognait partout avec des grognements bestiaux. Dès qu’ils lui ont rendu son livre, il s’est immédiatement calmé. Il s’est mis à tourner ses pages blanches, comme ici, sans décrocher un mot.
Tout dans la pièce retenait l’attention de Sharko. Des rangées de livres s’étiraient jusqu’au plafond, sur des mètres et des mètres. Le bois précieux, les œuvres d’art bizarroïdes, le high-tech sentaient le fric et aussi une originalité morbide.
— Tu as trouvé quelque chose ? demanda-t-il à Levallois.
— Rien pour le moment. Tu as vu le nombre de bouquins ? Comment savoir ce qu’il désignait ?
L’esprit un peu à la renverse, le commissaire revint au cadavre, devant lui. Brûlé, mutilé, probablement à coups de couteau. Le légiste avait basculé le corps sur le dos. Sharko désigna la large plaie, profonde, dans le pli de l’aine.
— C’est ce qui l’a tué ?
— Oui. L’artère iliaque externe gauche a été tranchée. Cette artère est un fleuve. La victime est tombée de sa chaise, s’est vidée de son sang et est morte quelques secondes plus tard…