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— Moi, je n’ai plus rien, ni personne.

Il fixa le sol, les yeux vides, et se redressa subitement, regrettant déjà ses paroles.

— Ah, et puis merde. Je n’ai pas le droit de m’apitoyer devant toi. Je suis bien comme je suis, Lucie, quoi que tu en penses. J’ai mes petites habitudes et un job qui m’évite de trop penser au reste. Que demander de plus ?

Il se dirigea vers son ordinateur, s’installa sur sa chaise, appuya sur l’interrupteur de l’unité centrale. Lucie vint juste derrière lui, canette dans la main.

— Avant que je te revoie, il m’arrivait encore de te haïr, Franck.

Il lui tournait le dos. Elle vit ses épaules se crisper. Il paraissait si fragile, tout en porcelaine sous sa carcasse de flic. Lucie se souvenait encore parfaitement : quelques heures après l’enlèvement des jumelles, elle avait rejeté toute sa haine, son impuissance sur Sharko. Les gens autour, les flics avaient demandé au commissaire de disparaître et de rester loin de Lucie.

— En fait, je crois qu’il ne se passe pas une journée sans que je haïsse quelqu’un. Mon ancien chef de la brigade, ma mère, et même ma fille, ma petite Juliette.

Elle secoua la tête, au bord des larmes.

— Tu ne comprends pas, n’est-ce pas ? Tu me prends pour une malade, une mère indigne, une folle ?

— Je ne te juge pas, Lucie.

— Toujours, toujours les mêmes phrases qui tournent en boucle dans ma tête. Pourquoi n’est-ce pas Juliette qui est partie à la place de Clara ? Pourquoi est-ce elle que les policiers ont redescendue d’une chambre de la maison de Carnot, et pas sa sœur ? Pourquoi l’a-t-il épargnée ? Tant et tant de pourquoi, dont je ne pourrai me débarrasser que si j’enterre Grégory Carnot profondément.

Elle soupira.

— Il est encore en vie, Franck. Grégory Carnot vit encore par l’intermédiaire de celui qui a tué Terney et Éva Louts. Cet assassin ne fait pas dans la demi-mesure. On ne comprend pas ce qui s’est passé dans la tête de Carnot, mais des gens savent, j’en suis certaine. Je veux, je dois retrouver le tueur. Il en va de la santé de Juliette, des enfants qu’elle aura plus tard. Ma mère m’a dit qu’il fallait résoudre les conflits, les affronter et ne surtout pas les enterrer. Tout doit se terminer avec des réponses.

Elle déglutit. Ses mains étaient moites. Le peu d’alcool qu’elle avait ingurgité lui était monté à la tête, déjà. Sharko était profondément ému, presque au bord des larmes, lui aussi. Il en va de la santé de Juliette, des enfants qu’elle aura plus tard.

— On est en plein dedans, Franck. La violence… Comme l’année dernière, sauf que… cette fois, c’est dans le temps qu’elle s’exprime, et non dans l’espace. C’est tellement étrange qu’elle nous touche, toi, moi, à ce point-là. Comme si…

— On était poursuivi par elle.

Un autre silence. Un malaise pesant.

— On est pareils, toi et moi, ajouta Lucie. On veut aller au bout des choses, quel que soit le prix à payer.

Sharko éteignit son écran. Il ignorait précisément ce qu’il était venu chercher sur son ordinateur, hormis un moyen de fuir le regard de Lucie.

— Moi, je suis déjà passé à la caisse, désolé… Tout est terminé depuis bien longtemps.

— Rien n’est terminé, parce que tu es là, debout en face de moi, quelle que soit ta douleur, ta colère.

— Tu ignores à quoi ressemble ma colère.

— Je peux la sentir. Mais ne me laisse pas rentrer chez moi sans réponse. Garde-moi proche de l’enquête. Proche de toi.

Sharko resta impassible, les doigts crispés sur la souris, incapable de prendre une décision. Très vite, face à ce silence, à cette interminable attente, Lucie se sentit mal, flottante, comme une armure que l’on croit incassable, qui a affronté tant et tant de coups d’épée qu’elle finit par se briser au moindre souffle de vent. Lentement, elle se retourna et se dirigea vers la porte en titubant. Sa tête lui tournait, elle voyait des papillons, des étoiles. La fatigue, les nerfs, ces kilomètres avalés depuis hier…

— Excuse-moi de… de t’avoir dérangé, peina-t-elle à dire.

Sharko bondit de son siège et plaqua sa main sur la porte. Il se pencha vers elle pour la soutenir, elle écrasa son visage dans son épaule et se vida de ses larmes. Elle tremblait de tous ses membres. À bout de forces, elle manqua de s’évanouir.

Lorsque Sharko la borda dans le canapé, elle dormait déjà, toute recroquevillée. Dans un soupir, il lui caressa longuement le visage, dévoré par les regrets et les remords.

Puis il serra les mâchoires et partit s’enfermer dans sa chambre.

Il lui sembla dormir une ou deux heures, végétant entre réalité et cauchemars. Des images, des voix, des idées démentes jouaient à la frontière de ses sens. Savoir Lucie si proche de lui, si fragile, lui collait la nausée. Ses doigts se rétractèrent dans les draps. Il avait l’impression d’être coupé en deux. De revivre sa propre histoire, ses souffrances, toute cette détresse qui l’avait habité.

À 7 h 30 du matin, alors qu’il fixait le plafond, parfaitement allongé sur son lit tel un défunt en présentation au funérarium, il reçut un coup de fil de Pascal Robillard.

Le lieutenant avait trouvé qui était l’homme au pyjama.

Il s’appelait Daniel Mullier.

Échappé d’une maison d’accueil spécialisée du XIVe arrondissement de Paris.

Un autiste…

26

Sharko était sorti discrètement, sans réveiller Lucie. Juste un rapide passage par la salle de bains, un mot griffonné sur un morceau de papier, c’était tout. Pas de café, de radio, de bruit. Un regard glissant sur la jeune femme, une envie douloureuse de la serrer contre lui, un départ qui lui arrachait le cœur. Autant espérait-il ne plus jamais la revoir, autant souhaitait-il qu’elle serait là, ce soir, quand il rentrerait. Peut-être pourrait-il lui apporter un peu de chaleur ? Peut-être pourrait-il l’aider à ouvrir les yeux sur l’avenir ? Ou alors, était-ce elle qui l’aiderait, plutôt ?

Trajet morne, bouchons, des bruits, des interrogations plein la tête. Manque de sommeil, cerveau déjà en ébullition. Le commissaire gara le véhicule sur le parking de la Maison d’accueil spécialisé Félicité. Il alla saluer son collègue, qui venait d’arriver lui aussi. Levallois grillait une cigarette, appuyé sur la tôle de sa voiture. Ses yeux avaient gonflé.

— Alors l’autopsie ? demanda le commissaire en lui serrant la main.

— Victime torturée au moins deux heures, brûlée à la cigarette à coup de motifs chromosomiques, puis vidée de son sang. La victime n’est pas morte sur le coup, mais elle n’a pas survécu plus de quelques secondes. Le reste, c’est du détail médico-légal qui ne nous apporte pas grand-chose. J’ai passé une nuit d’enfer. Vive la police !

Le jeune semblait accuser le coup. Sharko lui posa une main sur l’épaule et le secoua un peu. Les deux hommes se tenaient devant le bâtiment aux allures haussmaniennes, isolé de la rue par de petites grilles et des jardins agréablement fleuris. Le XIVe arrondissement était celui des institutions psychiatriques, avec, en tête de file, le fameux hôpital Sainte Anne.

— Et pour le bouquin de Terney, des nouvelles ?

— Plusieurs biologistes ont bossé dessus cette nuit, ils connaissaient déjà ce bouquin. Hormis des statistiques, des mathématiques et des propos eugénistes, ils n’ont rien noté de particulier pour le moment. Mais il y a presque deux cents pages, il va falloir du temps, je crois. Ils ne savent pas quoi chercher.

— Des propos eugénistes, tu dis ? Au milieu de données mathématiques ?

— Le responsable du labo a dit de passer le voir si on voulait plus d’infos. Il était d’assez mauvaise humeur.

— Si on voulait plus d’infos ? Terney a eu le réflexe de désigner ce bouquin avant de mourir, évidemment qu’on veut plus d’infos !