L’homme qui reçut Sharko et Levallois s’appelait Vincent Audebert. Il était le directeur du centre, qui accueillait quatorze autistes adultes de haut niveau, tous incapables d’autonomie. Vu son état mental, Daniel Mullier avait été ramené dans son environnement quelques heures plus tôt. Chose certaine, il n’était pas coupable : d’après le directeur, les quatorze malades revenaient d’une semaine de vacances dans un centre spécialisé de Bretagne, et ils n’étaient de retour que depuis deux jours, donc après la mort de Stéphane Terney.
Vincent Audebert désigna du menton l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
— La chambre de Daniel donne sur la cour. Il lui est déjà arrivé de fuguer, mais ça remonte à deux ou trois ans.
— Qu’est-ce qui a provoqué sa fuite ?
— Stéphane Terney avait promis de venir le chercher hier, pour l’emmener à une conférence sur l’ADN. Ils se connaissent depuis des années. Daniel et Terney se voyaient une ou deux fois par mois. Le médecin a toujours tenu ses promesses, Daniel comptait énormément sur ces rendez-vous. Mais cette fois…
Il marqua un silence.
— … Alors, pour signifier sa colère, Daniel s’est mis à compter le nombre de grains d’un paquet d’un kilo de riz. Quand c’est ainsi, il s’enferme dans sa chambre et nous le laissons aller au bout de son rituel, qui lui prend en moyenne quatre heures. Il n’y a aucune autre solution.
— Vous ne vous êtes pas aperçu de sa disparition, cette nuit ?
Il fit tinter un lourd jeu de clés, les mains dans les poches, puis soupira.
— Nous ne sommes pas une prison, il n’y a pas de rondes de nuit ou d’incursion inopinée dans les chambres, sauf nécessité. Daniel est sorti par sa fenêtre, il a escaladé la barrière puis a disparu dans la ville. Il s’était déjà rendu chez Stéphane Terney, il connaissait la route.
— A-t-on une chance que Daniel nous parle ou nous explique ce qu’il aurait pu voir ou entendre ? Pourra-t-il nous expliquer sa relation avec Terney ?
— Absolument aucune chance. Il ne parle pas, n’écrit rien d’autre que des successions de lettres, de nombres et de calculs. C’est son seul et unique langage. Il ne comprend pas ses propres émotions, et encore moins celles des autres. C’est pour cela qu’il est si difficile de pénétrer dans la sphère que les autistes bâtissent autour d’eux. Mais Terney, lui, avait réussi. Il était parvenu à établir une forme de communication avec Daniel. Et elle passait par les mathématiques.
— De quelle forme d’autisme souffre Daniel exactement ?
— De l’une des formes les plus graves. Je vais éviter d’entrer dans les détails mais globalement, il présente une totale incapacité à communiquer de façon orale, des troubles du développement social, et souffre d’un profond repli sur soi. Paradoxalement, malgré tous ces handicaps lourds, il est atteint par ce que l’on appelle communément le syndrome du savant. En plus d’avoir une mémoire prodigieuse, il développe des capacités exceptionnelles en ce qui concerne les statistiques et l’analyse des chiffres ou des lettres. Ça va au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Je vais vous montrer la pièce que nous avons aménagée spécialement pour lui, les images valent plus que les longues explications.
Ils avancèrent à l’intérieur du bâtiment, qui avait des allures d’établissement scolaire. Rangées de portemanteaux, dessins accrochés au mur, des salles vides, avec des chaises autour de tables rondes. Une incroyable impression d’ordre et de propreté y régnait. Les adultes devaient encore se trouver dans leurs chambres, certainement situées dans l’aile perpendiculaire. Le calme se répandait dans les couloirs, telle une soyeuse couverture de folie.
— Comment Stéphane Terney et Daniel se sont-ils connus ? demanda Sharko.
— Ça remonte à 2004. Le chercheur est venu ici. Il connaissait les capacités de Daniel pour l’analyse des grands ensembles de lettres et de chiffres. Il voulait le rencontrer parce qu’il avait l’idée d’écrire un livre sur l’ADN. Un livre où il serait question de chiffres, de statistiques. Il pensait que Daniel serait peut-être capable de détecter des choses dans la molécule, et ainsi, de l’aider.
— Quel genre de choses ?
— Des équilibres mathématiques, des lois immuables auxquelles obéirait cette interminable succession de A, G, C et T. Terney cherchait de l’ordre dans le chaos.
Le directeur ouvrit la porte d’une vaste pièce circulaire toute blanche, aux plafonds très hauts. Sharko et Levallois se figèrent, stupéfaits. Des centaines, des milliers d’ouvrages, tous identiques, étaient rangés les uns à côté des autres, sur plusieurs étages, et tout autour d’eux. La bibliothèque de Terney paraissait ridicule par rapport à celle-ci. Sur les tranches étaient inscrits des numéros, par ordre croissant… 1, 2, 3, 4…
— Des livres semblables à celui que Daniel tenait chez Terney, murmura Levallois.
Au centre de cette pièce, Daniel était assis devant un bureau, un livre ouvert devant lui, un stylo à la main. Face à lui, il y avait une boîte avec des dizaines de stylos, tous identiques, ainsi qu’un ordinateur allumé. Daniel ne leur lança pas un regard. Il était courbé, concentré sur sa tâche. Il écrivait, sans s’arrêter, avec de petits gestes rapides. Sharko roula des yeux ; il avait remarqué un morceau de tissu rouge, qui pendait entre les volumes 341 et 343, sur la gauche. Il se rappela que Daniel avait été découvert chez Terney avec le volume 342.
Le directeur désigna les ouvrages d’un grand geste, parlant à voix basse :
— Il y a exactement cinq mille livres, comportant trois cents pages chacun. Pas une de plus, pas une de moins. C’est Terney qui les a fait fabriquer pour Daniel. Ceux qui sont situés après le petit morceau de tissu sont encore à remplir. Autant dire, la quasi-totalité.
Levallois écarquilla les yeux.
— À remplir ? Par… Daniel, vous voulez dire ? Mais… Que note-t-il ?
Le directeur du centre s’empara du premier ouvrage, le numéro 1, et l’ouvrit.
— Il note le génome complet de l’homme moderne… L’ensemble des trois milliards de lettres A, C, T et G qui composent l’ADN de nos quarante-six chromosomes mis bout à bout. La grande encyclopédie de la vie. Le plus puissant des manuels, qui contient, de manière cryptée, la construction de nos organes, le périple de nos ancêtres, un ensemble d’instructions que les petits Champollion présents dans notre organisme lisent depuis des centaines de milliers d’années, de manière à fabriquer ces protéines qui nous font vivre.
Levallois feuilleta les pages, troublé, halluciné même. Des milliers et des milliers de lettres, écrites en minuscule les unes derrière les autres – AAGTTTACC… – sur chaque page, de chaque livre, de chaque étage.
— Vous tenez là le tout début de la séquence du chromosome 1, expliqua le directeur. Cela fait six années que Daniel a commencé, à raison de dix heures par jour pendant lesquelles il écrit cent mille lettres environ. Ça fait cinquante pages quotidiennes.
Sharko observa la succession infinie de papier, la quantité improbable de travail à accomplir.
— Bon Dieu…
— Vous pouvez le dire. C’est une quête sans fin. À ce rythme-là, malgré sa vitesse incroyable d’écriture, et en travaillant trois cent soixante-cinq jours par an, il lui faudrait plus de cent ans. On sait déjà qu’il va passer le restant de ses jours à faire cela… Noter, noter, noter…
Les deux flics se regardèrent, bouleversés.
— Mais… Pourquoi ? demanda Sharko.
— Pourquoi ? Parce que c’est son monde, la matérialisation de son bouillonnement intérieur. Il n’a aucun autre moyen d’expression, aucune autre possibilité d’expulser la formidable quantité d’énergie qui brûle dans son cerveau. Toutes les capacités qui lui manquent, toute cette lumière qu’il ne voit pas autour de lui, se concentrent dans cette unique tâche. Elle est insensée pour nous, mais tellement significative pour lui. Daniel a… trouvé sa voie.