Dans un soupir, il hocha le menton vers l’ordinateur.
— Daniel a affiché deux génomes différents de l’homme moderne à l’écran, que l’on peut récupérer sur le site du Génoscope. Je vous passe les détails, mais regardez comment Daniel procède : il visualise le contenu du premier génome en haut de l’écran, le mémorise et le recopie sur ses pages, avant de poursuivre en appuyant sur les flèches « Suivant ». Car le génome s’étale sur des millions d’écrans successifs !
— Pourquoi afficher deux génomes à l’écran, s’il n’en recopie qu’un seul ?
Le directeur désigna des lettres soulignées dans le livre. Il y en avait tout au plus une ou deux par page.
— Il ne se contente pas de recopier le génome. Il souligne aussi certaines lettres, chaque fois qu’il y a une différence entre son génome de référence et l’autre génome présent à l’écran.
— Vous êtes en train de me dire qu’il y a aussi peu de différences génétiques entre deux génomes différents, et donc deux individus distincts ?
— Exactement… Vous avez plus de 99,9 % d’ADN commun avec l’aborigène au fin fond de l’Australie, avec le Noir, le Chinois, le Mongol. Vous êtes plus proche génétiquement de ces personnes, que ne le sont deux chimpanzés pris au hasard dans la même jungle. C’est pour cela que l’on parle DU génome de l’homme et non DES génomes, et qu’il n’y a pas autant de génomes sur Internet qu’il y a d’humains. En fait, il n’y en a que deux de disponibles, car à l’époque, deux projets avaient été menés en parallèle. Les génomes de l’humanité sont globalement tous pareils, aux petites « erreurs » près qui, pour schématiser, changent par exemple la couleur des yeux. Parmi les trois milliards de bases A, T, C, G présentes dans l’ADN de chacune de nos cellules, seules trois ou quatre millions d’entre elles sont à des emplacements différents, présentent des enchaînements inédits d’un être humain à l’autre. Votre propre encyclopédie de la vie, commissaire, sera quasiment identique à celle de Daniel ou à la mienne, à ces quelques lettres soulignées près.
Sharko était bluffé, mais d’un autre côté, il éprouvait une grande pitié pour cet homme, qui avait encore toute la vie devant lui et qui passerait son existence à recopier ce qu’un ordinateur restituait en quelques secondes à peine.
— De quoi parle précisément le livre de Terney ? Pourquoi Daniel a-t-il été impliqué ?
— Au départ, l’ouvrage devait traiter uniquement de statistiques. Stéphane Terney s’est amusé en utilisant ces fameux A, T, C, et G, à faire un tas de calculs selon leur emplacement, leur répétition, leur quantité dans la longue chaîne de l’ADN. Diviser, par exemple, le nombre total de séquences ATA par celui de CCC – on appelle des successions de trois lettres des codons –, et obtenir des nombres remarquables, entiers, comme 13, ou 7, alors qu’on devrait trouver des nombres à virgule complètement aléatoires. Daniel l’y a aidé… Terney parle même de nombre d’or, de suites mathématiques remarquables… Bref, il annonce clairement que toute la magie de la nature s’exprime à travers l’ADN par ces codes cachés.
— D’où le dessin de l’homme de Vitruve sur la couverture. La perfection de l’humain, cachée dans l’ADN.
— Exactement. Mais moi, je suis très sceptique face à ces « trouvailles ». Quand on cherche quelque chose dans une telle quantité de lettres et de chiffres, on finit toujours par le trouver…
Il grimaça.
— Ce livre n’aurait pu être qu’un vulgaire Da Vinci Code de l’ADN, mais je crois qu’il n’était qu’un prétexte. Terney s’en est servi pour distiller de nombreuses idées eugénistes : plaidoyer pour l’euthanasie, avortement systématique en cas de problème fœtal, rejet des populations vieillissantes, qu’il considère comme un virus de la planète. Terney est… enfin, était pour la pureté et la jeunesse de l’humain. Pour lui, certaines « races », certaines maladies génétiques, cassaient les équilibres mathématiques parfaits qu’il avait réussi à trouver dans le génome humain à l’aide de Daniel… Les « intrus », comme il disait, n’étaient pas dignes de figurer dans le patrimoine génétique à léguer à nos successeurs. Il a utilisé Daniel pour… porter préjudice à des gens comme Daniel, justement. J’ai trouvé cette démarche monstrueuse.
Sharko songea aux individus les plus faibles dans les bancs de poissons. Terney avait voulu faire passer le même genre de message, mais d’un point de vue génétique.
— Pourtant, vous l’avez laissé continuer à voir Daniel, fit-il.
— J’ai essayé d’interrompre leur relation, au début. Mais Daniel était malheureux, ses crises empiraient. Terney lui apportait réellement quelque chose dans cette communication par les chiffres et les lettres. Je pense qu’au fond, il l’aimait vraiment beaucoup. L’ADN était la clé du cadenas qui emprisonnait Daniel, Terney lui a amené cette clé. Alors, j’ai laissé couler mais croyez-moi, je ne portais pas Terney dans mon cœur. Maintenant qu’il n’est plus là, je suis tout de même attristé, car j’ignore comment va évoluer Daniel…
Sharko fixa le jeune autiste, qui se leva, alla poser son stylo dans un coin pour en reprendre un neuf dans la boîte. Il détailla ces rangées, ces étages de livres vides, dont la plupart ne seraient jamais remplis. Dans cette spirale illogique, il eut soudain une intuition.
— Est-ce que Daniel a lu La Clé et le Cadenas ?
— C’est pour ainsi dire son livre de chevet. Il le parcourt presque tous les soirs, inlassablement…
Sharko et Levallois échangèrent un bref regard, tandis que le directeur poursuivait :
— … Mais lire n’est pas le terme exact, vous l’aurez compris. Il ne comprend pas, évidemment, les propos eugénistes, ni les énoncés. Il serait très difficile de vous expliquer rapidement comment il fonctionne mais… disons qu’il parcourt tous les livres qui lui tombent sous la main en termes de « succession de lettres ». Pour schématiser, on va dire que des connexions s’allument dans sa tête, que des ensembles se colorent immédiatement sous ses yeux face à du texte. Il pourra d’un coup d’œil vous faire comprendre ou vous écrire qu’une page comporte cinquante fois la lettre e, sans être capable de vous dire de quoi parle le texte qui la compose.
Sharko serra discrètement les poings.
— J’aimerais beaucoup voir cet exemplaire.
Le directeur acquiesça.
— Il est méticuleusement rangé dans sa chambre, toujours à la même place. Je reviens.
Il disparut dans le couloir.
— C’est effroyable… murmura Levallois. Et nous, qui nous plaignons sans cesse. Ce môme n’a même pas vingt ans et il va passer sa vie ici, dans cette pièce.
— La maladie mentale est un lent poison.
Sharko s’approcha de Daniel. Le jeune homme voûta un peu plus les épaules lorsqu’il sentit la présence derrière lui, comme l’aurait fait un chat sur la défensive, mais il ne cessait de noter. Son pouce et son index droits étaient déformés, osseux. Il tenait son stylo comme on tient le manche d’un tournevis. Le commissaire aurait aimé rassurer ce môme, poser sa main sur son épaule, lui donner un peu de chaleur, mais il n’en fit rien.
Audebert était de retour. Sharko récupéra La Clé et le Cadenas et le feuilleta attentivement. Des pages complètes, vides de sens, représentaient des séquences ADN, d’où Terney tirait des statistiques, traçait des graphiques, dressait des conclusions. Il n’y avait aucune note de la part de Daniel, mais Sharko remarqua des pages cornées, plus abîmées que d’autres. Par exemple, la page 57 du livre. En haut de celle-ci, était indiqué : « Considérons, par exemple, la séquence ADN suivante. » Dessous, plusieurs centaines de A, T, C et G se succédaient, pour former une séquence. Ce qui choqua le commissaire n’était pas cette suite vide de sens. Mais le fait que toutes les lettres, sans exception, avaient été soulignées par Daniel de la même façon que dans le volume numéro 1 de l’encyclopédie de la vie. Il montra la page à Vincent Audebert.