— Vous savez pourquoi il a fait ça ?
Audebert plissa les yeux.
— Je n’avais jamais fait attention… Mais… Il souligne tout ce qui est différent du génome de référence. Avec l’ordinateur, il sait faire des recherches dans le génome… Peut-être a-t-il recherché cette séquence sur le site du Génoscope, sans la trouver ? De ce fait, il aurait tout souligné ?
Sharko tourna encore les pages. Ça recommençait. Pages 141, 158, 198, 206, 235, puis 301… Toujours la même phrase de début : « Considérons, par exemple, la séquence ADN suivante », et toujours les lettres soulignées. Daniel s’était acharné.
Levallois se dirigea vers le livre numéro 2, l’ouvrit, feuilleta quelques pages, haussa les épaules…
— Je ne comprends pas… On voit bien qu’il n’y a qu’une différence de temps en temps entre deux individus. Une différence toutes les mille ou deux mille lettres. Comment Daniel a-t-il pu souligner de si nombreuses différences successives ?
— Stéphane Terney a peut-être écrit des séquences complètement au hasard, juste à titre d’exemple ? Ou alors…
Le directeur paraissait perturbé. Il réfléchit quelques secondes, puis claqua soudain des doigts.
— … ou alors, j’ai peut-être une autre explication.
Il récupéra le livre, ausculta attentivement les pages.
— À cause de Daniel et Stéphane Terney, j’ai dû beaucoup étudier l’ADN, pour comprendre. Je sais à quels endroits de la molécule correspondent des changements aussi rapides, regroupés et importants de séquences. Ils sont ce qu’on appelle des microsatellites.
Il hocha le menton vers l’encyclopédie de la vie.
— Un jour, Daniel écrira des pages où des centaines, des milliers de lettres successives seront soulignées comme ici, avant que tout retombe dans la normalité… Ce seront alors des microsatellites. Vos techniciens de la police scientifique les utilisent tous les jours pour leurs analyses ADN, parce qu’ils sont comme les empreintes digitales. Ils sont uniques pour chaque individu, et toujours situés à la même place dans le génome.
Sharko et Levallois se regardèrent à nouveau, bluffés.
— Ces microsatellites serviraient donc pour les empreintes génétiques ? demanda le commissaire.
Le directeur acquiesça avec conviction.
— Exactement. Messieurs, je crois que sept empreintes génétiques différentes sont noyées dans ce livre, au milieu d’autres données anodines. Sept code-barres de sept individus qui existent peut-être sur cette planète.
27
Les deux flics avaient pénétré en coup de vent dans le bâtiment de la police scientifique, quai de l’Horloge. L’endroit était divisé en différents services comme la toxicologie, la balistique, l’analyse de documents. Un concentré de technologie, un labyrinthe de machines toutes plus coûteuses les unes que les autres, qui analysaient le sang, les mégots, les explosifs, les cheveux. Des aveux arrachés par le biais de la science.
Jean-Paul Lemoine, directeur du laboratoire de biologie moléculaire de la police scientifique de Paris, les attendait dans un petit bureau. Âgé d’une quarantaine d’années, il avait de courts cheveux blonds, presque gris, et d’épais sourcils assortis. Un physique passe-partout, sans éclat, mais sans gros défauts non plus. Son job ? Manipuler avec ses équipes d’énormes machines, comme les amplificateurs PCR1, les séquenceurs, qui photocopiaient, découpaient, analysaient des morceaux d’ADN.
Il invita les flics à s’asseoir, un peu gêné.
— Des microsatellites… Votre homme a raison. Ils étaient noyés dans la masse d’informations du livre. On aurait peut-être fini par trouver, mais en combien de jours, de semaines ?
Il fixa l’ouvrage ouvert devant lui.
— En tout cas, c’était sacrément astucieux d’avoir dissimulé des codes génétiques dans un livre publié. C’est la meilleure façon d’empêcher qu’un secret soit détruit. En le dispersant dans des milliers de foyers… Je connaissais ce livre. À sa sortie, Stéphane Terney l’avait fait envoyer gratuitement à des universités, des scientifiques, des chercheurs. Une forme de propagande pour des thèses eugénistes habilement dissimulées derrière des données mathématiques. Un auteur turc avait déjà utilisé ce genre de technique dans son Grand Atlas de la création, pour remettre en cause le darwinisme et propager la vague créationniste. L’ouvrage du Turc, magnifique, très fouillé et documenté, avait été adressé aux scientifiques et intellectuels du monde entier.
Il repoussa le livre vers Sharko.
— Que désirez-vous de plus ? La procédure exacte que nous utilisons pour dresser un profil génétique ?
— Pas vraiment, non. On est venus vous voir pour savoir si on pouvait lancer une recherche de ces sept empreintes génétiques dans le FNAEG.
C’était Sharko qui avait eu l’idée. Le FNAEG était le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Depuis 1998, tous les auteurs d’infractions à caractère sexuel y figuraient et, depuis 2007, on pouvait y ajouter presque tous les contrevenants interpellés par la police ou la gendarmerie. Il suffisait qu’il y ait correspondance entre l’enregistrement dans le fichier, et celui trouvé sur une scène de crime par exemple, pour remonter à un suspect.
Lemoine eut l’air sceptique.
— Euh… Il faudrait que je me tape la saisie des lettres à la main pour les rentrer dans l’ordinateur, tout est automatisé d’ordinaire. Normalement, on reçoit un écouvillon de salive à analyser, un vêtement taché de sperme, on met le prélèvement dans la machine et le code-barres de l’individu en ressort. Mais ici, on n’a aucun prélèvement, juste… du papier. Regardez ces pages, vous avez vu comme moi, une empreinte génétique peut atteindre, je ne sais pas, un millier de lettres successives ? Ça prendrait des heures de tout saisir, et encore, sans commettre la moindre erreur. Ce qui demanderait une grande concentration, à renouveler sept fois. Et moi, j’ai déjà eu ma nuit de travail, je suis un peu fatigué.
Il haussa les épaules, l’air gêné. Apparemment, il n’avait qu’une envie à présent : rentrer chez lui.
— Vous savez commissaire, le FNAEG contient moins d’un million et demi de profils génétiques de prévenus, soit même pas 2 % de la population française. Française, commissaire, et non mondiale. Et puis, rien ne nous dit que les empreintes génétiques du livre sont réelles. Elles pourraient…
— Des gens sont morts à cause de ça, le coupa Sharko. Ces empreintes sont réelles, j’en mettrais ma main à couper. Terney les a écrites dans son livre et s’est mis en relation avec un autiste savant pour qu’un jour peut-être, on puisse comprendre s’il lui arrivait malheur. Même si Daniel Mullier n’avait pas été présent sur les lieux du crime, il est évident que nous serions remontés à lui, d’une façon ou d’une autre. Il était comme… une clé, destinée à ouvrir un cadenas. Faites-le. S’il vous plaît.
Après réflexion, le scientifique reposa son gobelet vide et acquiesça dans un léger soupir.
— Très bien. Je vais essayer. Il faudrait quelqu’un pour lire, pendant que je tape.
Il s’empara de l’ouvrage, le tendit à Sharko, qui le tendit lui-même à Levallois.
— Vas-y. J’ai mal dormi, j’ai les yeux qui brûlent.
Levallois grogna.
— Ben voyons. Et moi, tu crois que j’ai dormi ?