Avec un soupir, le lieutenant s’installa aux côtés de Lemoine. Le scientifique l’avisa :
— Surtout, surtout, aucune erreur. Je vais vous indiquer où commencer, pour que ça coïncide avec le format exigé par le logiciel.
Il entoura une lettre particulière, celle juste après la séquence d’amorçage identique à toutes les encyclopédies de la vie.
— Allez-y lentement, mais sûrement.
Levallois se mit à lire…
— AATAATAATAATGTCGTC…
… tandis que Lemoine tapait. Après une vingtaine de minutes, Levallois souffla « Terminé ! », et le biologiste appuya sur « Entrée ». Il patienta quelques secondes. La première empreinte génétique se trouva comparée instantanément aux millions d’enregistrements stockés sur les serveurs sécurisés, basés à Écully.
Sur l’écran, un mot : NÉGATIF. Déception sur les visages.
— Première empreinte inconnue. On dirait que votre théorie ne fonctionne pas, commissaire. On arrête ?
— On continue.
Ils recommencèrent. Deuxième empreinte : négatif. Des cafés, une clope pour Levallois, les cent pas pour Sharko. Troisième empreinte : négatif. Quatrième empreinte… Ronronnement des processeurs, feulement du ventilateur. Les yeux de Lemoine s’écarquillèrent.
— C’est pas vrai. On en tient un. Alors là, je n’en reviens pas.
Sharko s’arracha de son siège et se précipita de l’autre côté. Lemoine lut à voix haute ce que l’écran lui affichait. Nom, prénom, date de naissance.
— Grégory Carnot. Né en janvier 1987.
Sharko eut l’impression de recevoir une balle en pleine poitrine. Levallois détailla à nouveau l’écran, comme s’il n’en croyait pas ses yeux.
— Bon sang, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous le connaissez ? demanda le scientifique.
Le jeune lieutenant acquiesça.
— La fille qui a été assassinée, à l’origine de notre enquête, est allée le voir en prison. Enfin, il me semble.
Il fixa Sharko dans les yeux.
— Je me trompe, Franck ? Éva Louts est bien allée rendre visite à ce Grégory Carnot, non ? Il faisait bien partie du fameux listing des prisonniers ?
Sharko lui posa la main sur l’épaule, inquiet.
— Va te dégourdir les jambes, je prends le relais.
— T’as les yeux comme des billes. Il ne faut pas se tromper d’une seule lettre. T’es sûr que ça va aller ?
— Tu me prends pour un demeuré ?
Finalement, Levallois lui laissa volontiers sa place. Le commissaire s’installa, l’œil rivé vers le profil génétique de Carnot. Pourquoi Terney avait-il caché l’identité du tueur dans son livre ? Quel était le lien entre les deux hommes ? Il secoua la tête, se concentra sur les lettres comme face à une grille de mots croisés. Les questions viendraient plus tard.
— On y va ? demanda le biologiste.
— On y va…
Sharko se mit alors à réciter les séries de lettres, méticuleusement, posant l’index sous chacune d’elle. Intérieurement, il se battait contre son organisme pour ne pas céder à la déconcentration. Lemoine tapait en silence. Les aiguilles de l’horloge défilaient. Dans la pièce, les corps se chargeaient d’électricité, les doigts se couvraient de moiteur.
Cinquième profil : inconnu. Levallois revint avec trois cafés achetés à la machine. La caféine glissait dans les artères, excitait les neurones. Malheureusement, le sixième profil ne donna pas davantage de résultat. Les hommes reprirent leur souffle. Sharko bâilla, se frotta les yeux, Lemoine fit craquer la jointure de ses doigts, au bout du rouleau.
— Allez, en route pour le dernier, avant la barre dans le crâne.
Ils reprirent leur travail de fourmi, construisant, lettre après lettre, l’identité unique de l’un des sept milliards d’individus peuplant la planète.
Touche « Entrée ».
Le résultat renvoyé par le FNAEG pour le septième et dernier profil leur explosa à la figure.
POSITIF.
Mais le logiciel ne déclina aucune identité, n’afficha aucune photo. Lemoine cliqua sur un bouton qui donnait le détail de la recherche.
— L’enregistrement qui nous intéresse a été saisi par la gendarmerie. C’est une trace qui tourne dans le FNAEG depuis seulement trois jours, sans identité. Ce qui signifie…
Sharko soupira, se passant les deux mains sur le visage, puis compléta :
— … qu’il s’agit d’ADN prélevé sur le lieu d’un délit, mais qu’on n’a toujours pas arrêté son propriétaire. Cela veut aussi dire que l’auteur du délit en est probablement à sa première infraction grave, puisqu’il n’est pas fiché. Je pense avoir la réponse, mais pouvez-vous me dire de quel genre de délit il s’agit ?
Le biologiste lui répondit d’une voix blanche :
— Crime de sang.
1- Polymerase Chain Reaction.
28
L ucie flotte au ras du sol. Elle avance sans que ses pieds touchent terre, comme si un souffle divin, froid et silencieux, la poussait. Elle essaie de tourner la tête, mais une espèce de minerve, équipée de grosses œillères, l’en empêche. Son regard inquiet se fige définitivement vers le petit carré de lumière qui troue une nuit uniforme. Le grondement d’un orage retentit, la terre tremble et la seconde d’après, une pluie d’objets lourds se met à dévaler des cieux. Des vases… Des milliers de vases tous identiques se brisent autour d’elle dans un fracas de fin du monde. Curieusement, aucun projectile ne la heurte, comme si un bouclier la protégeait. Le souffle invisible se fait plus virulent, la silhouette de Lucie fend le déluge jusqu’à s’élever plus encore, pour entrer dans la lumière aveuglante. Elle ferme les yeux de douleur, puis la clarté se tamise, sa vision revient progressivement. À présent, elle vole au-dessus de centaines de tables d’autopsie, alignées horizontalement et verticalement. Les cadavres allongés sont, eux aussi, rigoureusement identiques. Petits, nus, méconnaissables. Et brûlés… Leurs visages ressemblent à ce que pourrait être la matérialisation de la souffrance. Quant à leurs corps… Une terre aride…
Exactement au centre de tous ces morts, Lucie remarque que l’un des enfants semble avoir une position différente : au lieu d’être le long de son corps, ses mains sont regroupées sur sa poitrine volcanique, et tiennent quelque chose. Dès lors, Lucie oriente son corps en apesanteur dans cette direction, donne une légère impulsion qui permet un mouvement fluide, uniforme à travers les airs. Elle s’approche, tandis que l’odeur de brûlé reflue comme une protubérance solaire. Brutalement, les paupières de l’enfant se soulèvent, laissant place à deux puits noirs d’horreur. Lucie crie sans qu’un son sorte de sa bouche. Elle veut faire demi-tour, mais son corps glisse sur l’air et la rapproche inexorablement du gouffre des yeux. Elle voit enfin ce que l’enfant tient : un vase, le même que ceux qui chutent à l’extérieur. L’œil noir, le gauche, est à présent aussi grand qu’un tourbillon. Lucie se sent incapable de lutter et se laisse aspirer. L’enfant lui tend le vase, qu’elle agrippe au moment où l’œil l’avale… Et elle chute en hurlant….
Lucie émergea en sueur, un cri au bord des lèvres. À la frontière de l’éveil, elle ouvrit les yeux. Les murs, le plafond, la décoration réduite à son minimum… Durant quelques secondes, elle se demanda où elle se trouvait, puis ses pensées se réorganisèrent. L’Haÿ-les-Roses, Sharko, leur discussion dans la nuit… Suivie du trou noir.
Habits chiffonnés… Cheveux en pétard… Chaussettes abandonnées… Lucie se redressa, encore secouée. Il n’était pas une semaine sans que tous ces enfants morts viennent la hanter. Toujours, toujours le même scénario, qui la conduisait irrémédiablement vers une chute sans fin dans l’œil. Elle savait que ce rêve lui racontait quelque chose. Les vases avaient probablement un rapport avec le défaut dans l’iris de Clara, cette pluie improbable lui indiquait qu’elle devait ouvrir les yeux, faire attention à ces vases. Mais pourquoi ?