Lucie gesticula sur son siège, mal à l’aise. Tant de détails sordides… Il était évident que l’auteur de la page Wikipédia avait rencontré et interrogé Terney pour bâtir son article. Le scientifique lui avait alors livré ses plus intimes souvenirs, ses douleurs infernales, les exposant aux yeux de tous. S’agissait-il d’un moyen de se purger ? D’un besoin de reconnaissance ?
Refroidie, elle se remit à sa lecture.
La seconde image… Terney, trousse de secours en main, avance avec la troupe. Claquement de chaussures Rangers au milieu des rues mortes. Soudain, des cris aigus, presque imperceptibles, proviennent de l’intérieur d’une habitation. L’infirmier pense d’abord à un chat, puis réalise qu’il doit s’agir d’un nouveau-né. Il pousse la porte. Ses chaussures baignent dans un sang noir et épais. Face à lui, au sol, il découvre une civile décédée, complètement nue et mutilée. Un bébé hurle entre ses jambes, sur le carrelage, dans une flaque blanchâtre. L’enfant est encore relié par le cordon ombilical à sa mère. Avec un hurlement, Terney se précipite et coupe ce lien de vie avec une paire de ciseaux. Le bébé gluant et ensanglanté se tait brutalement et meurt dans la minute. Des soldats retrouvent Terney figé dans un coin, l’enfant mort serré contre lui.
Une semaine après, il est en France, libéré de ses obligations militaires. La cause ? Trop grande fragilité psychologique.
À dix-neuf ans, Terney ne voit plus le monde de la même façon : il mesure soudain, de façon aiguë, le prix de la vie humaine et ressent l’irrépressible envie de réaliser « quelque chose d’important pour ses concitoyens ». Il va alors étudier et devenir médecin. Était-ce enfoui au plus profond de lui-même ? S’agissait-il d’une réelle vocation, en définitive ? Toujours est-il que Terney fait de brillantes études à Paris et se spécialise en gynécologie obstétrique. Il veut suivre des grossesses et faire naître des bébés.
Dès lors, la mécanique de création, qui s’étale de la fécondation à la naissance, ainsi que tous les processus mis en place par l’organisme maternel, le fascinent. Comment une telle alchimie, une telle complexité peuvent-elles exister ? Comment la nature peut-elle drainer autant d’intelligence ? Très vite, en complément de ses activités, il devient un spécialiste du système immunitaire, notamment sur le comportement des mécanismes de défense qui assurent la survie de l’embryon, puis du fœtus. Pourquoi le système immunitaire, qui attaque tous les corps étrangers et rejette même les greffes, laisse-t-il un organisme, dont la moitié du patrimoine génétique est intrus (car paternel), se développer dans le ventre maternel ? Quels secrets de l’Évolution permettent la naissance in vivo, à l’intérieur même de l’être humain ?
Terney se passionne alors pour ces grandes questions sur la vie et avance ainsi avec deux casquettes : gynécologue obstétricien d’un côté, chercheur de l’autre. À même pas trente ans, il publie, beaucoup, dans la presse spécialisée. Dès 1982 – Terney a trente-sept ans – il devient l’un des référents mondial de la pré-éclampsie, une hypertension artérielle gravidique qui touche les mères pendant leur grossesse. Un phénomène inexpliqué, mystérieux, qui frappe 5 % des femmes et qui fait naître majoritairement des bébés faibles et maigres, dont très peu survivent.
Lucie bâilla et s’étira. De nombreux liens permettaient de naviguer sur des articles Wikipédia connexes. Immunologie, pré-éclampsie, obstétrique… Dix fois mieux qu’un rapport de police. Elle se leva et partit se servir un second café. Un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Elle pouvait apercevoir les frênes du parc de la Roseraie, là où Sharko aimait se promener. Continuait-il à y passer une heure ou deux, chaque semaine, assis sur son vieux banc en bois ? Se rendait-il toujours, chaque mercredi, sur la tombe de sa famille ? Au loin, dans une espèce de brume grise, elle distinguait la tour Eiffel, minuscule, et la mer infinie de maisons.
Lucie retourna lentement vers le salon. Terney lui apparaissait comme un personnage brillant, d’une grande intelligence, qui avait trouvé, dans le chaos algérien, un sens à sa vie. Mais quelles cicatrices profondes avait laissé en lui la violence sur cette terre de feu ? Quel sentiment ressentait-il, chaque fois qu’il amenait un bébé à la lumière ? Celui de soigner une blessure intérieure ? De rééquilibrer l’injustice du monde ?
Elle s’installa à nouveau et, tasse aux lèvres, poursuivit sa lecture.
Alors qu’il se spécialise dans l’ADN, la compréhension de la pré-éclampsie et rédige des articles sur le sujet, Terney se met à développer ses premiers propos eugénistes. À cette époque, il voyage beaucoup, rencontre de nombreux chercheurs du système immunitaire et prône ses idéaux de manière subtile, à renforts d’exemples rodés : les maux sociaux et sanitaires – tuberculose, syphilis, alcoolisme –, les tares congénitales véhiculées par les reproductions de plus en plus tardives, affaiblissent le « pool génétique » de l’humanité. Les dispositifs sociaux de protection des plus démunis, des malades et des plus faibles constituent la première de ses cibles. Il est clairement contre la charité chrétienne. Dans son activité de gynécologue obstétricien où son excellence compense son arrogance, il profite de la loi Veil et n’hésite pas à conseiller l’avortement à ses patientes, en cas de grossesses à risque, aussi petit soit le risque. Pour le bien de tous.
Terney poursuit ses tournées auprès de chercheurs, de spécialistes, d’étudiants, exposant sans cesse des exemples saillants. Lors de conférences devant des publics de centaines de personnes, il interroge son assemblée : il demande aux spectateurs de lever la main si des amis ou des membres de leur famille ont été touchés par un cancer. Il renouvelle l’expérience avec des cas de diabète et, enfin, avec la stérilité. Encore des mains qui se lèvent. Terney demande finalement à tous ceux qui ont levé la main au moins une fois, de le faire à nouveau. Presque tous les doigts se lèvent. Devant la stupéfaction des invités, le chercheur lance des phrases chocs : « Notre population est trop vieillissante et sa richesse génétique s’épuise. Notre génération d’enfants est la première à être en moins bonne santé que celle de ses parents. »
Lucie interrompit sa lecture, tant le paragraphe la stupéfiait. Elle aussi aurait levé sa main : l’un de ses ex-collègues de travail était diabétique, son oncle était mort d’un cancer de la gorge à cinquante-deux ans. Elle pensait aussi à Alzheimer, aux allergies en tout genre. Des maladies de plus en plus nombreuses, qui n’existaient pas il y a cent ans. Terney avait fichtrement raison. Plus le temps passait, plus nous nous reproduisions tard, et plus les enfants naissaient avec davantage de problèmes que leurs parents.
Perturbée par cette criante réalité, elle revint au texte.
Vie personnelle de Terney : en 1980, à trente-trois ans, il est amoureux et se marie. Six ans plus tard, il divorce. Sa femme, Gaëlle Lecoupet, avocate au barreau de Paris, ne le suit pas en province lorsqu’il prend, la même année, la tête du département de gynécologie obstétrique de l’hôpital de la Colombe, une grosse maternité, à cent cinquante kilomètres de la capitale.
Soudain, la gorge de Lucie se serra.