— Stéphane Terney a écrit son livre en 2006, il y a quatre ans. Il disposait déjà du code génétique de Carnot et de celui du tueur de La Chapelle-la-Reine, alors que ceux-ci n’étaient même pas dans le FNAEG. Notre empreinte génétique n’est pas écrite sur notre front, donc, il les a forcément rencontrés, un jour ou l’autre, pour leur faire des analyses à partir de leur sang, leurs cheveux, leur salive, que sais-je ? Toujours est-il qu’il a utilisé le genre de machines dont on dispose à la police scientifique pour en extraire leur profil ADN et le planquer dans son livre.
Sharko approuva.
— Il y a sept profils génétiques dans son bouquin. Deux d’entre eux sont présents dans le FNAEG. Des tueurs violents, sans pitié, a priori. Ça laisse potentiellement six tarés en liberté, quelque part. Les cadavres de Fontainebleau prouvent que l’un d’entre eux est en action. Quant aux autres, ils sont des bombes à retardement qui, si on continue à ce rythme, ne vont pas tarder à exploser.
— Peut-être qu’elles ont déjà explosé… Peut-être que ces autres anonymes ont tué, mais qu’ils n’ont pas laissé leur ADN sur les lieux du crime. Ou alors, peut-être agissent-ils dans un autre pays ? Qu’est-ce qu’on en sait ?
Ses mots furent suivis du silence de la réflexion. Qui était cette armée de l’ombre ? Qu’est-ce qui déchaînait cette violence en eux et les poussait à commettre des crimes atroces ? Sharko posa son front sur la vitre côté passager et bâilla discrètement. Même dans ces circonstances, le sommeil revenait comme un acide et le rongeait de l’intérieur. Devant, les lignes blanches défilaient, les paysages se succédaient. Les barres d’immeubles d’un gris déprimant laissèrent rapidement place aux champs colorés, puis à la forêt de Fontainebleau. Un monstre végétal qui happait l’asphalte et la lumière, qui rendait à la nature son pouvoir.
Tandis que Sharko somnolait, sursautant chaque fois que sa tête chutait vers l’avant, le véhicule quitta l’autoroute du Soleil et rejoignit La Chapelle-la-Reine en dix minutes à peine. Trois mille habitants, des champs partout, la lisière de la forêt autour, à tout juste deux kilomètres. La gendarmerie ne ressemblait qu’à un bâtiment administratif parmi d’autres. Un bloc de béton, barré d’une enseigne tricolore « Gendarmerie ». Monotone, déprimant. Sur le parking, dormaient deux malheureuses voitures de fonction bleu foncé.
Levallois se gara en épi, sortant Sharko de sa torpeur.
— Franchement, je ne comprends pas, fit le jeune. Qu’est-ce qu’on est venus foutre ici ? C’est la SR qui est chargée de l’enquête, qui possède tous les dossiers. Pourquoi on n’est pas allés les voir directement, histoire de gagner du temps ?
— Le type qu’on va rencontrer, Claude Lignac, doit être profondément aigri de ne pas avoir gardé la main. Je te parie qu’il est au jus, plus que n’importe qui. Et puis, il ne nous posera pas trop de questions. J’aime bien les gens qui ne posent pas trop de questions.
— Le chef voulait qu’on aille voir la SR. On sort des procédures, et je n’aime pas trop ça.
— La SR n’aurait lâché que des bribes d’information, qu’est-ce que tu crois ? La guerre entre police et gendarmerie n’est pas juste une légende. Il faut savoir se passer des procédures et te fier à ton intuition.
Ils sortirent et s’engagèrent dans l’entrée. Un jeune, vêtu du pull bleu marine, avec des épaulettes indiquant son grade de brigadier, les salua et les emmena dans le bureau du capitaine Claude Lignac. L’homme, âgé de trente-cinq ans, portait de petites lunettes rondes, avait les moustaches fines et élégantes, et les traits particulièrement joviaux : une vraie tête d’enquêteur anglais. Après les présentations et quelques questions de routine sur la raison de l’intérêt de la PJ pour cette affaire, il prit ses clés de voiture ainsi qu’un dossier.
— J’ai cru comprendre que vous vouliez voir la scène de crime au plus vite ?
— Si vous pouviez nous y emmener, en effet. Nous discuterons là-bas. Vous suivez un peu le dossier de la SR ?
Le gendarme haussa les épaules.
— Évidemment que je le suis. Les gars de Versailles nous ont peut-être débarqués de l’enquête, mais on est chez moi, ici. Et tout ce qui s’y passe me concerne.
Il les précéda vers la sortie. Sharko fit un clin d’œil à son collègue. Claude Lignac monta dans sa voiture, démarra, Levallois suivit. En cinq minutes à peine, la forêt les avala. Quittant la départementale qui filait vers Fontainebleau, le gendarme s’engagea sur une route de traverse un peu chaotique, roula encore cinq bonnes minutes, puis finit par se garer au bord d’un chemin de randonnée. Claquements de portières, semelles crissant contre la terre. Sharko rapprocha les pans de sa veste, la température avait sensiblement baissé comme pour leur rappeler l’ampleur du drame dont ces arbres avaient été les témoins. Autour, quelques piaillements d’oiseaux et craquements de vieux bois se perdaient dans l’immensité.
Claude Lignac les invita à le suivre. En file indienne, ils marchèrent sur de la terre légèrement humide, au cœur des broussailles, des hêtres, des châtaigniers. Le capitaine bifurqua dans un espace un peu plus dense et désigna un tapis végétal constitué de mousse et de feuilles décomposées.
— C’est là qu’un cavalier les a retrouvés. Carole Bonnier et Éric Morel, deux jeunes qui habitaient Malesherbes, une ville située à environ vingt kilomètres d’ici. D’après leurs parents, ils étaient venus passer trois jours dans les bois, en camping sauvage, pour faire de l’escalade sur les rochers.
Sharko s’accroupit. Des traces de sang séché maculaient encore les feuilles et le bas d’un tronc. Des giclées franches, épaisses, qui témoignaient de la furie du crime. Lignac sortit des photos de sa pochette et les tendit à Levallois.
— Je les ai récupérées auprès de la SR. Voilà ce que ce bâtard leur a fait.
L’âpreté soudaine de ses mots surprit Sharko. Le visage de Levallois se ferma plus encore, tandis que Lignac continuait à livrer ses explications :
— La section de recherche affirme qu’il les a d’abord frappés violemment au visage et dans l’abdomen, au point de quasiment les assommer. L’autopsie a révélé des hématomes sous-cutanés et la rupture de certains vaisseaux sanguins, qui démontrent la violence des coups.
— Il a utilisé un outil ? Un bâton ?
— Non, il y est allé à mains nues au début. Ensuite seulement, il a utilisé un de leurs piolets d’escalade qu’il avait pris dans leur sac, pour finir le travail, si je puis dire. On n’avait jamais vu une chose pareille, ici.
Les lèvres serrées, Levallois tendit les photos au commissaire. Sharko les observa attentivement, l’une après l’autre. Plans larges de la scène de crime, gros plan des plaies, des visages, des membres mutilés. Une boucherie.
— Tout y est passé, commenta le gendarme avec dégoût. Le légiste, là-bas, à Paris, a relevé quarante-sept coups de piolet pour lui, et… et cinquante-quatre pour elle. Il a frappé partout, avec acharnement et une force peu commune. L’impact du métal sur les os a même provoqué des cassures, il paraît.
Sharko rendit les photos et fixa un temps le sol maculé. Deux monstres dissemblables, Carnot et celui-ci, avaient agi à un an d’écart, mais avec un mode opératoire à peu près identique, d’une violence extrême. Deux animaux sauvages recensés par Terney, déjà en 2006.
Deux parmi sept… Sept profils qui, a fortiori, appartenaient à la même race de tueurs. D’où la question étrange de Sharko :
— Savez-vous si l’assassin est gaucher ?