— Surtout si l’assassin n’y est allé qu’une seule fois, dans cette boîte…
Sharko se mit à aller et venir, une main au menton. Les gendarmes traquaient un fantôme, un monstre sans mobile apparent, qui s’était peut-être, aujourd’hui, enfermé chez lui et n’en sortirait que poussé par de nouvelles pulsions meurtrières. Hormis sa carrure, ils ignoraient à quoi il ressemblait, ce qui motivait son acte. Ils ne savaient pas non plus que ce tueur avait, sans aucun doute, des points communs avec Grégory Carnot. Il fallait affiner, profiter des données acquises sur l’assassin de Clara Henebelle pour cerner ce meurtrier anonyme.
En observant encore l’oiseau qui nourrissait ses petits dans le nid, le flic eut alors une idée, quelque chose de dingue qui lui traversa la tête sans prévenir. Ça lui prendrait sans doute tout l’après-midi, mais ça valait le coup d’essayer. Éva Louts, grâce à sa thèse, ses recherches, allait peut-être lui livrer le tueur sur un plateau.
Il essaya de cacher son enthousiasme :
— Très bien. Je crois qu’on a vu tout ce qu’il y avait à voir.
Quand ils furent sur le parking, il remercia Claude Lignac et le laissa s’éloigner. Il tendit la main ouverte vers Levallois.
— Les clés… C’est moi qui conduis.
Il prit le volant. Levallois exprima son scepticisme.
— L’ADN partout, le coup de la boîte d’allumettes, tu ne trouves pas ça énorme ? C’est comme si l’assassin cherchait à se faire prendre.
— C’est peut-être le cas. Peut-être veut-il nous mener à lui, parce qu’il ne comprend pas ses actes. Il sait qu’il est dangereux, et qu’il pourrait recommencer.
— Pourquoi ne se rend-il pas dans ce cas ?
— Personne ne veut terminer ses jours en prison. Le tueur veut se laisser une chance d’un côté, et se déculpabiliser de l’autre : « Si je recommence à tuer, ce sera de votre faute, parce que vous n’avez pas su m’arrêter à temps. »
Lorsque Sharko arriva sur la départementale, il se dirigea vers Fontainebleau. Le jeune lieutenant fronça les sourcils.
— Je peux savoir à quoi tu joues ? Qu’est-ce que tu veux faire ? Aller dans cette discothèque et faire ce que la SR a déjà fait ? On a d’autres chats à fouetter.
— Pas du tout. Nous deux, on part à la chasse au trésor. On possède un énorme avantage sur la SR : on sait que Grégory Carnot et notre tueur anonyme sont liés par le livre de Terney. Tous les deux ont pété un plomb, tous deux sont jeunes, grands, forts, et, j’en mettrais ma main au feu, gauchers.
— Comment tu sais ça ?
— On baigne là-dedans depuis le début. Louts est allée voir des types de cette trempe-là en prison, jusqu’à tomber sur Carnot. Elle a été tuée à cause de ses recherches sur les gauchers. T’as besoin d’autres justifications ? Allez, on va couper la poire en deux. Toi, tu loues une voiture pour l’après-midi, et tu vas chez tous les médecins de Fontainebleau.
Le jeune lieutenant écarquilla les yeux.
— C’est une plaisanterie ?
— J’ai l’air de plaisanter ? Tu recherches un patient masculin, jeune, costaud, qui aurait des troubles d’équilibre, et qui, à certains moments, verrait le monde à l’envers. Peut-être ne se sera-t-il pas exprimé sous cette forme-là, peut-être se sera-t-il plaint de soucis visuels, de maux de tête violents. Bref, quelque chose qui pourrait faire penser à des hallucinations, des problèmes mentaux.
— Mais c’est du délire… pourquoi ?
— Grégory Carnot, dernière identité du listing de taulards, présentait ces symptômes-là. Il voyait le monde à l’envers de temps en temps. Des instants qui ne duraient jamais bien longtemps, mais suffisamment intenses pour qu’il en perde l’équilibre. C’était aussi lié à son agressivité.
Levallois fronça les sourcils.
— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé pendant les réunions ?
— Parce que ça n’était pas important.
— Pas important ? Tu plaisantes ?
— Ne le prends pas mal.
Levallois observa un temps le silence, frustré.
— Ça va. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire à Fontainebleau, pendant que je me cogne la tournée des médecins ? Boire une bière ?
— Ce que tu es médisant. Moi, je plonge dans le passé et je me rapproche du nid de notre oiseau. Je retourne dans l’enfance de notre assassin, espérant qu’il habite et qu’il a toujours habité Fontainebleau. Pour tout te dire, je vais faire, comme Éva Louts, le tour des écoles maternelles, à la recherche de ces si rares gauchers.
30
Lucie sentit son cœur se serrer lorsqu’elle se gara sur le parking face à l’hôpital de la Colombe, au CHR de Reims. Les maternités se ressemblaient toutes. Malgré l’apparente austérité de ces longs vaisseaux de béton percés de fenêtres identiques, elles respiraient la vie, les gens y entraient mari et femme, et en sortaient papa et maman, plus responsables, plus fiers, plus heureux. Un fruit de la nature était né du mélange de leurs chromosomes, et l’incroyable alchimie de la naissance les transformait pour toujours.
Lucie songea à sa propre expérience. Neuf années, déjà… La plupart de ses souvenirs de l’époque s’étaient émoussés, mais certainement pas ceux liés à l’arrivée des jumelles. Lucie se rappelait la panique de sa mère, lorsqu’elle avait commencé à perdre les eaux, au beau milieu de la nuit. La course vers la polyclinique de Grande-Synthe, dans le Nord, en plein orage, puis la prise en charge par le personnel. Elle entendait encore le bip des moniteurs, dans les minutes qui avaient précédé son accouchement. Elle voyait le visage de sa mère auprès d’elle, leurs mains qui se cherchaient, dans la souffrance, alors que le personnel s’affairait autour de son ventre gonflé. La sage-femme, l’infirmière, l’aide-soignante, le médecin… Clara était arrivée la première, Lucie entendait encore parfaitement son petit cri aigu, provoqué par le déploiement de ses poumons. Elle se souvenait avoir pleuré toutes les larmes de son corps lorsque la sage-femme avait posé les deux bébés identiques, tout collants, avec leur peau si olivâtre, de chaque côté de sa poitrine. Très vite, une infirmière s’était approchée avec deux petits bracelets nominatifs. Elle avait alors demandé à Lucie qui était Clara. La jeune femme avait hoché le menton vers l’enfant de gauche, le premier sorti de son ventre.
Le destin de Clara avait alors été scellé.
Et aujourd’hui, elle était morte, tuée par le monstre né dans cet hôpital, là, juste en face d’elle. Sa sœur Juliette avait failli suivre.
Ce salopard avait vu le jour voilà vingt-trois ans.
Lucie claqua la portière de sa voiture avec des interrogations plein la tête. Pourquoi se retrouvait-elle seule loin de chez elle, devant un lieu si symbolique, alors qu’à la même date environ, l’année précédente, c’était dans une morgue qu’elle se rendait ? Qui avait tendu ce fil macabre entre la vie et la mort ? Pourquoi cherchait-elle, au fond, à remonter le temps, à poursuivre des ombres ? Elle se rappelait encore distinctement les mots de sa mère, quelques jours plus tôt. Cette espèce de malédiction qui avait frappé sa famille, le traumatisme des jumeaux disparus, qui se propageait de génération en génération. Était-il arrivé le même genre de drame aux ancêtres de Grégory Carnot ? Un mal invisible, transgénérationnel, avait-il transformé Carnot en tueur d’enfants ? Était-il né avec une prédestination quelconque pour le meurtre ? Comment pouvait jaillir une telle violence chez un être civilisé ? Qu’est-ce qui était responsable ? La culture ? La société ? Le même genre de mémoire génétique qui avait poussé l’embryon Henebelle à absorber sa sœur jumelle ?