— Je ne suis pas comme eux, murmura Lucie. Eux arrachent des vies…
L’enveloppe contenant les photos de la scène de crime de Terney dans la main, Lucie se dirigea vers l’accueil et montra rapidement sa fausse carte de police, juste de quoi imprimer le motif tricolore dans la tête de son interlocutrice.
— Lieutenant Courtois, police criminelle de Paris. Je souhaiterais parler au chef du service d’obstétrique.
Ce genre de présentation, voix ferme et assurée, suivie d’une requête précise, coupait court à toute hésitation ou tout refus. Il suffisait que les gens entendent le mot « criminel » pour décrocher sagement leur téléphone et obéir. La secrétaire parla quelques secondes au téléphone, puis raccrocha avec un sourire anxieux.
— Le docteur Blotowski vous attend en gynécologie obstétrique. Son bureau se trouve au deuxième étage, tout au fond sur la gauche. Son nom est écrit sur la porte.
Lucie la remercia et grimpa par les escaliers, lentement. Depuis neuf ans, elle n’avait jamais remis les pieds dans une maternité. Perdue dans un univers de mecs, elle n’avait été au courant d’accouchements que par ouï-dire. Tel collègue, qui devenait papa pour la première fois… Un autre, dont la femme attendait son deuxième enfant… Un SMS, parfois, de lointains amis dunkerquois, auxquels elle se contentait de répondre « Toutes mes félicitations »… Qu’est-ce qui n’avait pas tourné rond chez elle ? Pourquoi s’était-elle coupée à ce point de ces tranches de bonheur qui font la vie d’une femme ? Pourquoi s’être enfermée dans ce fichu métier de flic, au point d’en négliger ses propres enfants, ses relations avec les hommes, ses amis ?
Perturbée, elle longea un interminable couloir où se succédaient des portes à demi ouvertes. Des bébés criaient, utilisant à bon escient le seul instinct de survie dont la nature les avait dotés à la naissance. Lucie avait déjà entendu dire que ce cri est aussi puissant que le bruit d’un marteau-piqueur, et pouvait provoquer une montée de lait chez la mère. Décidément, rien ne pouvait lutter contre ces curieux mécanismes gravés dans nos gènes.
Elle frappa puis entra dans le bureau du médecin-chef, un homme de trente-cinq à quarante ans maximum. Il avait le crâne rasé, un petit bouc taillé au cordeau, aux poils d’un beau gris clair qui mettaient en valeur ses yeux bleus. Il invita Lucie à s’asseoir, se présenta rapidement et alla droit au but :
— Je vous écoute.
Lucie – Amélie Courtois aux yeux du médecin – avait posé l’enveloppe contenant les photos sur ses genoux. Elle appliqua ses mains, qui tremblaient encore un peu, sur ses cuisses, et parla d’une voix relativement assurée.
— Dans un premier temps, j’aimerais savoir si vous avez connu Stéphane Terney. Il a été chef de service en gynécologie obstétrique, comme vous, dans cette maternité, de 1986 à 1990.
— J’ai pris mes fonctions il y a six ans, après le docteur Philippe, qui était le successeur de Terney. Je ne le connais que de réputation. Malgré ses divergences d’opinion avec certains et ses idées bien arrêtées, il a apporté beaucoup à cet hôpital. Ses travaux sur la pré-éclampsie sont très estimés et servent de base de travail de nos jours dans la France entière. Votre enquête le concerne ?
— Un peu, oui. Il s’est fait assassiner.
Le médecin se recula sur son siège, bouche bée. La nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poing.
— Bon Dieu ! Et dans quelles circonstances ?
— Je vous passe les détails. Si je suis venue ici, c’est parce que le 4 janvier 1987, un enfant qui porte l’identité de Grégory Carnot est né sous X dans cet hôpital. Je sais qu’il a été transféré dans une pouponnière sociale de Reims, où il a été adopté à l’âge de trois mois. Pour les besoins de l’enquête, j’aimerais lever le secret de sa naissance. Dans un premier temps, je souhaiterais connaître l’identité de sa mère biologique. J’ai besoin de discuter avec elle de son accouchement, de son rapport avec le docteur Stéphane Terney. Savoir jusqu’à quel point ils se connaissaient. Et parler avec elle de son fils, aussi.
Le docteur parut embarrassé. Il se mit à manipuler un coupe-papier qu’il avait sorti d’une poche de sa blouse.
— L’accouchement sous X est très protégé par le droit français. En général, seul l’enfant né sous X peut, à sa majorité, requérir la levée du secret. Il a alors accès au pli scellé, laissé par la mère, dans lequel elle décline son identité et divers renseignements qu’elle souhaite transmettre : antécédents familiaux, informations sur le père, raisons de l’abandon. Ces plis sont parfois vides, la mère peut très bien décider de ne laisser aucune trace, et ainsi ne jamais être retrouvée. C’est souvent le cas, d’ailleurs, pour ne rien vous cacher. Néanmoins, comprenez bien que je ne puis vous laisser avoir accès à ce pli sans un papier du juge qui explique clairement les motifs de votre requête.
Il parlait d’une voix claire, les yeux dans ceux de Lucie. On sentait le ton didactique de celui qui ne laisse rien transparaître et applique les procédures. Elle soutint son regard, hochant la tête à chaque phrase du praticien. Elle devait le convaincre si elle ne voulait pas rentrer bredouille.
— La demande a été faite, et je vous assure que vous disposerez de ce papier dans deux ou trois jours. Les juges sont écrasés de travail, et vous savez comme moi comment traîne l’administration. Nous, les policiers de terrain, avons besoin d’aller vite et à l’essentiel, docteur. La plupart du temps, des vies sont en jeu, des gens souffrent. Vous savez ce que c’est.
— Je vous comprends bien, mais je…
Les photos que Lucie lui mit devant les yeux lui coupèrent la parole.
— Vous vouliez connaître les circonstances de la mort de Terney. Les voici.
L’homme prit les clichés et les considéra avec dégoût.
— Comment peut-on faire une chose pareille ?
— Les malades existent, partout. Son tortionnaire l’a fait souffrir de longues heures, avec brûlures et mutilations. Quant à Grégory Carnot, ce pauvre bébé né sous X, il s’est ouvert la gorge au fond de sa cellule la semaine dernière, de ses propres mains. Et savez-vous pourquoi il est allé en prison ?
— Non.
— Il a tué de seize coups de couteau une fillette de huit ans, puis il a brûlé son corps dans les bois. Cette fillette, c’était mon enfant.
L’obstétricien baissa le regard et reposa lentement les clichés devant lui. Lucie l’avait bombardé de détails sordides et, pour la première fois, elle le sentit désarçonné. Il lança un furtif coup d’œil à la photo de son propre fils, près de son ordinateur.
— Je… J’en suis sincèrement désolé.
— Ne le soyez pas et aidez-moi, plutôt. La seule personne susceptible de venir récupérer cette enveloppe scellée est morte au fond d’un cachot. Un tueur de la pire espèce se cache dans nos rues. On court après lui, docteur, on court après lui et on ne peut pas se permettre d’attendre après de la paperasse. Alors, je vous le demande une dernière fois : montrez-moi ce pli.
Blotowski hésita encore quelques secondes, puis décrocha son téléphone.
— Je me rends aux archives, fit-il d’une voix sèche à son interlocutrice.
Il raccrocha, remit le coupe-papier dans sa poche de devant et se leva.
— Suivez-moi. Tout est stocké au niveau –1.
Avec un soupir de soulagement, Lucie récupéra ses photos et lui emboîta le pas. Grâce à une clé que Blotowski introduisit sur le tableau de bord de l’ascenseur, ils débarquèrent au sous-sol dans un étroit couloir éclairé aux néons. De gros tuyaux rampaient le long des murs noirs. La ventilation soufflait bruyamment, comme dans la salle des machines d’un navire.