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— Ces couloirs souterrains permettent au personnel de voyager entre les différentes cliniques du CHR. C’est aussi par ici que transitent toutes les analyses sanguines entre la maternité et les laboratoires. Elles passent notamment dans les tuyaux que vous voyez au-dessus de votre tête. Finalement, nous stockons aussi dans ces sous-sols les dossiers des patients, sur les trente dernières années. Bientôt, l’informatique aura raison de tout cela, Dieu merci.

Devant eux s’étalait un véritable labyrinthe. Des gens y circulaient, y couraient, les blouses se frôlaient sous l’éclairage mourant. À intervalles réguliers, des panneaux indiquaient les directions des bâtiments, tant il était facile de se perdre. Se déployait ici une vie souterraine, grouillante, insoupçonnée.

Ils bifurquèrent encore. Avec une autre clé, Blotowski ouvrit une porte métallique, qui donnait accès aux archives de la maternité. Il alluma, les tubes phosphorescents crépitèrent et furent dévoilées des dizaines de mètres de dossiers – des vies fossilisées dans l’encre et le papier – précautionneusement alignés les uns derrière les autres, sur plusieurs niveaux. Comme un poisson dans l’eau, le médecin alla vers la bonne rangée, au fond de la zone de stockage. De gros autocollants disposés sur des planchettes indiquaient années et mois. Lucie se sentait toute petite, humble. Tant et tant de naissances, d’âmes nouvelles, de corps prêts pour l’aventure de la vie, avaient rempli les dossiers avant de se disperser.

— Janvier 1987, c’est ici. Alors… Lettre C.

Son index parcourait les tranches des classeurs, jusqu’à s’immobiliser.

— De Brachet à Debien. OK… Nous devrions trouver là-dedans tout ce qu’il nous faut. Dossier d’admission, suivi gynécologique, actes de naissance, déroulement de l’accouchement.

Il sortit le classeur qui rassemblait plusieurs dossiers, en tourna les lourds intercalaires, jusqu’au nom qui l’intéressait.

— Voilà, je l’ai. Grégory Arthur Tanael Carnot. Né le 4 janvier 1987.

Il sortit des cercles métalliques une grosse pochette plastique, barrée d’une étiquette avec l’identité. Lucie fixait ces trois prénoms, Grégory, Arthur, Tanael… Pourquoi ceux-là ? S’agissait-il des prénoms de son père et son grand-père, comme c’était souvent le cas dans les familles françaises ? Dans son anonymat, Carnot avait peut-être conservé, à travers ces prénoms, des traces de son passé, de ses ancêtres, selon la volonté de sa mère. Même si cette dernière l’avait cruellement abandonné, pour une raison que Lucie aurait bien aimé connaître.

À l’intérieur de la pochette que tenait le médecin, se trouvait le fameux pli. Il le mit de côté et s’empara des dossiers médicaux. La lumière des néons éclairait de tons froids, bleutés, le vieux papier. Il régnait ici une nuit perpétuelle, glaçante.

L’obstétricien lut presque à contrecœur.

— Alors… La mère a été admise le 29 décembre 1986 en obstétrique. C’est bien le docteur Terney qui l’a prise en charge dès son arrivée à l’hôpital. En fait, à ce que je peux lire, il était aussi son gynécologue et la suivait depuis son cinquième mois de grossesse. D’ailleurs…

Il fouilla dans la pochette transparente.

— Tiens, curieux… Où est son dossier de suivi gynécologique ? Les échographies, les examens ? Il aurait dû se trouver ici, avec le reste.

— Vous êtes bien certain ?

Il fouilla encore, histoire de s’assurer qu’il n’avait rien oublié.

— Non. Il n’y a rien. Peut-être un oubli. Peut-être quelqu’un a-t-il voulu consulter ce dossier quelque temps plus tard et ne l’a jamais remis en place ? Malheureusement, il n’est pas rare que les vieux papiers se perdent dans les méandres de l’administration.

— Ce n’est pas rare, oui. On va dire ça.

Lucie se sentait de plus en plus sur la bonne piste. Quelque chose de curieux, de mystérieux était enfoui dans le passé de Stéphane Terney. Elle indiqua du menton la pochette que tenait le médecin.

— Vous avez entre les mains le dossier d’admission de cette femme, vous avez forcément son identité sans qu’on ait à ouvrir cette fameuse enveloppe scellée ?

Il tourna le dossier vers Lucie. « Madame X » était écrit dans les emplacements réservés aux noms et prénoms.

— Et c’est partout comme cela. Préservation de l’anonymat, selon la volonté de la mère.

Lucie serra les mâchoires. Heureusement, il restait le pli scellé. De nombreuses questions lui brûlaient les lèvres :

— Pourquoi cette admission en obstétrique une semaine avant l’accouchement ? Des problèmes particuliers chez la mère ?

Blotowski feuilletait les pages. Tout était indiqué. Les perfusions, les produits injectés, les prises de sang, la fréquence cardiaque, le nom de l’infirmière attachée à sa chambre. De ce côté-là, la transparence était parfaite, Stéphane Terney n’avait rien caché.

— D’après ce que je lis, Terney a établi un diagnostic de pré-éclampsie. La patiente devait rester sous observation. D’où l’hospitalisation.

La pré-éclampsie… La spécialité de Stéphane Terney, se rappela Lucie.

— En quoi consiste exactement la pré-éclampsie ?

— C’est la traduction d’une insuffisance de vascularisation du complexe fœtoplacentaire. Un placenta très pauvre en vaisseaux sanguins, si vous voulez, ce qui donne généralement des bébés avec un retard de croissance à la naissance. Cela provoque chez la mère de nombreux problèmes, notamment une hypertension artérielle et une protéinurie, c’est-à-dire une élimination trop importante de protéines dans les urines. La plupart du temps, lors du dernier trimestre de grossesse, la future maman se plaint de céphalées pénibles, de bourdonnements d’oreille. C’est la maladie des théories. Aujourd’hui, on sait la prévenir, mais on ne connaît toujours pas ses causes. Le docteur Terney a beaucoup travaillé dans ce domaine, celui des gènes responsables de la pré-éclampsie et de ce manque de vascularisation du placenta. C’est plus clair à présent ?

— Un peu, oui.

L’obstétricien tourna les pages.

— Très bien. Alors… Antécédents médicaux de la mère, pas grand-chose à dire. Hormis qu’elle était intolérante au lactose.

— Comme son fils.

— Logique. C’est génétique, ça se transmet de génération en génération.

Le froissement des feuilles faisait un bruit particulier ici, il paraissait amplifié, cristallin.

— L’accouchement a eu lieu à 2 h 34 du matin, en salle 3. Terney, une sage-femme, un anesthésiste et l’infirmière qui suivait la patiente étaient présents en salle d’accouchement. Le docteur a noté que Madame X s’est mise à convulser, son rythme cardiaque s’est emballé. Oh là là…

— Quoi ?

Un long soupir souleva sa poitrine. Il redressa ses yeux vers Lucie.

— La mère de Grégory Carnot est morte sur la table d’accouchement, d’une hémorragie cataclysmisque. Pour être plus clair, elle s’est vidée de son sang.

Lucie reçut l’information comme un choc. Malgré elle, elle songea aux propos de sa mère sur la psychogénéalogie, et cette transmission d’un mal. Elle se représentait Carnot comme un enfant maudit, démoniaque, qui était allé jusqu’à tuer sa propre mère pour venir au monde. Elle imagina son visage rouge sang, son cri strident qui traversait la salle d’accouchement, alors que sa mère se vidait et mourait.

Lucie fut incapable de cacher sa déception : sa piste risquait de s’arrêter ici, au fond de ces archives.

— Et le bébé ?

— Grégory Arthur Tanael Carnot… Mis au monde par césarienne. Quatre kilos et cinq cents grammes, et… cinquante-cinq centimètres ? C’est… assez hors norme. La plupart des bébés dont la mère souffre de pré-éclampsie naissent avec un retard de croissance, justement à cause du manque de vascularisation du placenta. Néanmoins, ce genre de cas arrive.