— Souvent ?
— Rarement. Mais tous les mécanismes de la pré-éclampsie ne sont pas encore connus, principalement les interactions entre la mère et le fœtus, qui échappent à toute recherche. Des prédispositions génétiques peuvent aussi influer. Bref, tout cela est très compliqué.
Un bébé déjà différent des autres à la naissance, pensa Lucie. Il tue sa mère, et il sort des statistiques liées à la pré-éclampsie…
L’index du spécialiste courait sur la feuille.
— Apparemment, bébé sans problèmes particuliers lors de sa venue au monde. Les remarques qui figurent ici sont classiques à toutes les naissances.
Le docteur sortit le dossier de néonatologie, qu’il feuilleta rapidement.
— Croissance, examens… Tout est normal. En revanche, le docteur Terney a requis un nombre relativement élevé de prises de sang sur le nourrisson, à ce que je vois.
— On sait pourquoi ?
Il secoua la tête.
— Rien ne figure ici. L’enfant est resté neuf jours en néonat avant son départ pour la pouponnière. Classique, là aussi.
Retour à la pochette transparente, d’où il sortit les copies des actes de naissance et de décès. Cela fit un drôle d’effet à Lucie, de voir ces deux papiers l’un à côté de l’autre. La mère et le fils. L’une morte, alors que l’autre venait au monde.
— Date et rédaction de l’acte de naissance : juste après l’accouchement. Identités de la mère et du père : vide, ce qui est normal pour les enfants nés sous X. Pour votre information, lorsque l’enfant est adopté, l’état civil, qui possède son propre acte de naissance, comble les lignes restées blanches avec la filiation des parents adoptifs. Mais nous, aux archives, on dispose toujours de l’acte original, celui établi juste après la naissance par le médecin-chef.
Il changea de feuille.
— Quant à l’acte de décès, rédigé par le médecin-chef Terney : « Décès suite à une éclampsie et une hémorragie cataclysmique. » Heure, date, personnes présentes. Tout cela me paraît correct.
— Quoi, c’est tout ? Une femme meurt dans un hôpital, et il n’y a pas d’autopsie ni d’enquête ?
— Pas si aucun des proches ne l’exige. Ce qui semble le cas ici, puisque je ne trouve pas d’autres papiers. Vous savez, en cas de décès, il y a toujours un débriefing avec le médecin-chef, et une enquête médicale – accompagnée parfois d’une autopsie scientifique – uniquement si les causes du décès ne sont pas définies. On réétudie aussi les dossiers en essayant de comprendre ce qui s’est passé. Je vous prie de croire qu’un décès dans un hôpital, surtout durant un accouchement, n’est jamais pris à la légère.
Lucie croisa les bras, refroidie par ces révélations. Elle avait l’impression qu’il lui manquait l’essentiel. Le rapport humain entre Terney et sa patiente, les raisons de l’abandon de l’enfant…
Plus Lucie réfléchissait, plus elle se sentait nerveuse. Elle savait les réponses toutes proches, mais elle était incapable de les obtenir. Alors que ses yeux erraient sur le dossier, elle tiqua, soudainement, sur les trois prénoms de Carnot, inscrits sur la grosse étiquette frontale.
— Grégory Arthur Tanael Carnot. Bon sang…
Un long silence, durant lequel Lucie se figea complètement. Le médecin nota son trouble.
— Qu’y a-t-il ?
Lucie eut du mal à retrouver sa voix. Tout son corps bouillait.
— Cette… Cette identité, qui la lui a donnée ?
— Il doit s’agir d’un souhait de la mère, qui avait dû signaler les prénoms et le nom qu’elle voulait donner avant son accouchement. Après la naissance, son choix est reporté sur le certificat par l’obstétricien ou la sage-femme qui a fait l’accouchement. Si la mère n’avait pas donné de prénoms et de nom, alors, ces cases seraient restées vides, et l’officier de l’état civil, en mairie, aurait choisi trois prénoms, dont le dernier aurait tenu lieu de nom de famille à l’enfant. « Carnot » n’est pas un prénom, donc c’est forcément la mère qui a décliné cette identité… Pourquoi cette question ?
Lucie s’empara du dossier et posa son index sur chaque première lettre des noms qui constituaient l’identité du tueur de sa fille.
— Ses initiales forment G A T C. Les bases de la molécule d’ADN.
Le médecin fronça les sourcils.
— C’est vrai ça. Comment vous avez pu déceler une chose pareille ?
— Disons que… J’ai été pas mal confrontée à cette molécule, ces derniers temps.
Interloqué, Blotowski sortit la petite enveloppe marron et scellée de la pochette.
— Curieuse coïncidence, en tout cas.
— Ce n’est pas une coïncidence. Ce n’est pas la mère qui a donné cette identité. C’est Terney.
— Mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Je l’ignore. Mais curieusement, ça me fait penser au sceau brûlant dont on marque la cuisse du bétail pour en identifier les individus et pouvoir les suivre à volonté. La traçabilité, vous voyez ?
Blotowski ne répliqua pas, tout à sa réflexion. Ce que lui exposait cette femme dépassait l’entendement. Lucie montra du menton l’enveloppe scellée qu’il serrait entre ses doigts.
— Vous l’ouvrez à présent ?
Le spécialiste fit sauter le sceau avec son coupe-papier. Lucie se dit, au fond d’elle-même, que cette histoire de secret au fond d’une simple enveloppe était bien symbolique. N’importe quel personnel détenteur d’une clé pouvait venir ici et faire sauter les plis, pour découvrir l’identité de la mère.
Il décacheta l’enveloppe, l’ouvrit et la tourna vers Lucie.
— Vide. La mère a préféré garder son anonymat. Je suis désolé.
Lucie était figée. Ce n’était pas possible de repartir sur un tel échec. Grégory Carnot était né ici. Des gens, cités dans ces dossiers, s’étaient occupés de lui, l’avaient nourri, lavé, dès son premier cri. Ils savaient forcément des choses sur cet enfant. Au moment où le médecin remettait la pochette transparente dans le classeur, elle l’en empêcha.
— Attendez deux secondes.
Elle attrapa le dossier d’admission, le consulta rapidement et pointa son index sur l’identité de l’infirmière présente lors de l’accouchement. La femme avait aussi suivi la mère en soins dans l’unité d’obstétrique, du début à la fin. Assurément, les deux femmes avaient dû échanger des impressions, elles avaient forcément discuté. Cette infirmière devait connaître les rapports entre Terney et la mère.
— Pierrette Solène, infirmière. Elle bosse encore ici ?
— Jamais entendu parler.
Le médecin chef rangea le classeur et lui sourit.
— Pour apaiser votre déception, je jette un œil aux archives du personnel et je vous donne l’adresse de son domicile de l’époque, peut-être y habite-t-elle toujours. Ça vous branche ? Et après, on se boit un café, tous les deux, mademoiselle Courtois ?
31
Il était plus de 13 heures lorsque Lucie frappa à la porte du pavillon de Pierrette Solène. Hormis le café pris à la maternité avec Blotowski qui s’était mis à la draguer ouvertement, elle n’avait rien dans le ventre depuis son départ de Paris. Après cette visite, il lui faudrait absolument déjeuner quelque part. Elle devait recharger les batteries, histoire de ne pas finir au fond d’un fossé, évanouie à son volant. En deux jours, elle avait fait plus de kilomètres qu’en une année entière.
L’infirmière habitait l’une de ces petites maisons pas chères, en parpaing, à la façade blanche et crépie, au cœur d’une cité calme à la périphérie de la ville. D’après l’état civil fourni par Michel Blotowski, la femme avait aujourd’hui soixante-huit ans et avait quitté l’hôpital de la Colombe huit ans plus tôt pour une retraite qui, assurément, devait être bien méritée.