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Pierrette Solène ouvrit un peu la porte, gardant le corps dans l’embrasure. Elle était vêtue simplement d’une longue robe à fleurs et d’escarpins noirs d’un autre âge. Des rides quadrillaient son front et ses joues, dessinant des formes géométriques complexes. Elle portait de grosses lunettes à monture marron, à verres légèrement grossissants et aux branches reliées par une ficelle.

— Désolée, quoi que vous ayez à vendre, ça ne m’intéresse pas.

— Je n’ai rien à vendre. Je suis de la police.

Lucie montra plus longuement sa carte, cette fois. Pierrette Solène, méfiante, l’observa avec la plus grande attention, les yeux légèrement plissés. Lucie tenta de la rassurer au mieux :

— Ne vous inquiétez pas, il n’y a rien de dramatique. Mon enquête m’a menée à l’hôpital de la Colombe. D’après le fichier du personnel, vous y avez exercé plus de trente ans. J’essaie de remonter le temps, et je viens juste vous poser quelques questions sur une période précise.

Pierrette Solène jeta un œil vers le trottoir et la 206 de Lucie, garée au bord de l’allée.

— Où est votre collègue ? Les policiers viennent toujours par deux, dans les séries télévisées. Pourquoi êtes-vous seule ?

Lucie lui adressa un petit sourire poli.

— Mon collègue interroge d’autres personnes de l’hôpital. Quant aux séries… Vous ne devriez pas croire tout ce qu’elles vous racontent, la réalité du métier de policier est bien différente.

Après une légère hésitation, la sexagénaire invita son interlocutrice à entrer. Cinq minutes plus tard, Lucie se trouvait assise dans un canapé recouvert d’une grosse couverture en laine, une tasse de café bien noir et sucré entre les mains. Un chat européen se glissait affectueusement entre ses jambes. La télé diffusait une série américaine, justement, quelque chose qui parlait de feu et d’amour. Le visage de Pierrette s’était vite animé lorsque Lucie lui avait demandé de donner des informations sur Stéphane Terney.

— J’ai été sous son autorité pendant les quatre années où il a exercé à la Colombe. C’était un bon médecin, un passionné qui voulait toujours trop en faire.

— C’est-à-dire ?

— Il mettait les pieds partout : en obstétrique, en gynéco, en immunologie. Tout ce qui tournait autour de la procréation le fascinait. Il ne comptait jamais ses heures, passait tout son temps à la Colombe. Au boulot, il tenait ses équipes d’une main de fer. Il n’aimait pas qu’on prenne des congés. Le travail, toujours le travail.

— Il pratiquait souvent des accouchements ?

— Oui. Malgré son apparente dureté, il aimait beaucoup mettre des bébés au monde. En tout cas, il venait au moins une fois par jour dans les salles, pour couper les cordons et saluer les mères qu’il suivait en gynécologie. Et ça, quelle que soit l’heure. Je n’avais jamais vu un chef de service faire une chose pareille. Il nous menait la vie dure, mais globalement, on l’aimait bien.

Lucie se rappelait l’article sur Wikipédia. Terney, soldat-infirmier, qui découvre le bébé gisant au sol, relié à sa mère par le cordon. L’Algérie et ses traumatismes ne l’avaient jamais véritablement quitté. Tasse de café aux lèvres, Pierrette considéra soudain Lucie tristement, comme si elle réalisait tout à coup la raison de sa visite.

— Il est arrivé quelque chose au docteur Terney ?

Lucie lui annonça la terrible nouvelle puis la laissa encaisser le choc. Derrière ses gros verres de lunettes, Pierrette, de ses yeux vides, fixait le sol. Les souvenirs de l’hôpital devaient affluer, les bons, les mauvais, ceux qui prendraient désormais une tout autre valeur suite au décès, et qu’elle rangerait dans une boîte précieuse. Lucie sauta sur l’occasion :

— Parlez-moi de la nuit du 4 janvier 1987. Une nuit froide d’hiver, où le docteur Terney a mis au monde un garçon qu’il a ensuite appelé Grégory Carnot. Vous étiez de service, cette nuit-là, dans la salle 3 de la maternité. La mère est morte sur la table d’accouchement, suite à une grave hémorragie liée à une pré-éclampsie. Vous vous rappelez ?

Le visage de l’infirmière sembla enfermé dans un étau de glace. Sa lèvre supérieure se mit à battre, la vieille femme se passa la main sur la bouche, stupéfaite. Elle posa sa tasse, qui cliqueta contre la soucoupe en porcelaine. Lucie serra ses poings l’un contre l’autre : vingt années plus tard, Pierrette Solène portait encore les stigmates de cette nuit-là. Contre toute attente, l’ancienne infirmière se leva et se contenta de dire :

— Tout cela est trop, bien trop loin. Je ne me souviens plus, désolée.

Lucie se leva également et vint à quelques centimètres d’elle.

— Vous ne pouvez pas avoir oublié. De quoi avez-vous peur ?

Pierrette hésita quelques secondes.

— Vous pouvez m’assurer que je n’aurai pas d’ennuis ?

— Je vous le garantis.

Un silence. L’infirmière réfléchissait. Lucie se dit qu’elle portait un lourd secret, un secret que Terney l’avait, peut-être, contrainte à garder durant toutes ces années. Maintenant qu’il était mort, qu’elle avait quitté l’hôpital, les verrous allaient sauter.

Pierrette se leva et éteignit le téléviseur. Un silence de mort enveloppa les deux femmes. Lucie reprit la parole, supposant que l’infirmière devait être un peu guidée :

— Durant son séjour à l’hôpital, vous avez été auprès de cette femme, vous lui avez apporté ses repas, prodigué des soins avant son accouchement. Savez-vous comment elle s’appelait ? C’est très important pour mon enquête.

— Bien sûr que je le sais. Elle s’appelait Amanda Potier.

Lucie ressentit un grand soulagement de pouvoir enfin coller un nom sur ce visage blanc, sur cette femme morte en couches, probablement dans d’horribles souffrances. Elle ne demanda aucune feuille ni crayon pour noter les informations, elle ne voulait surtout pas affoler son interlocutrice et provoquer un blocage. Tout devait rester informel, volatil. Mais Lucie mémorisait chaque mot.

L’infirmière poursuivit :

— Elle était très jeune, vingt ou vingt et un ans. Une belle femme aux longs cheveux noirs, aux yeux très sombres.

— Pourquoi voulait-elle accoucher sous X ?

— Elle ne voulait plus de cet enfant, et il était trop tard pour avorter… Elle avait été lâchement abandonnée par son petit ami quelques semaines plus tôt. À son âge, elle se sentait incapable de l’élever seule.

Lucie serra les poings. Une future maman, jeune, abandonnée par celui qu’elle aimait, celui qui lui avait probablement tout promis et qu’elle avait cru, naïvement. On était en plein dans son histoire personnelle. Les sutures de son passé craquaient les unes derrière les autres, cette maudite enquête la touchait jusque dans sa chair. Elle essaya de chasser ses sentiments, de faire abstraction de ses propres douleurs de femme et de mère. Il fallait rester concentrée et forte.

— Donnez-moi les souvenirs tels qu’ils vous reviennent, fit Lucie. Prenez votre temps.

Pierrette ferma longuement les yeux, puis les rouvrit.

— Amanda Potier était une artiste peintre, elle se lançait et avait du mal à vivre de ses peintures. Elle habitait un petit appartement à la périphérie de Reims, du côté de la Neuvillette, à quelques kilomètres d’ici. Elle et le docteur Terney se connaissaient d’avant son admission, il lui avait acheté quelques-unes de ses œuvres lors d’un vernissage, pour la soutenir, l’encourager. Elle semblait l’aimer beaucoup. Il lui a même commandé des peintures. Des dessins en rapport avec l’ADN et la naissance, qu’il voulait pour décorer sa maison. Elle m’a confié qu’il avait vraiment des goûts bizarres, mais il la payait bien.