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Lucie se rappela alors le tableau qu’elle avait brièvement vu, accroché dans la bibliothèque de Terney et sur les photos de la scène de crime. Cette espèce de placenta ignoble et la signature, Amanda P., dans un coin. Elle avait un vague souvenir de ce prénom et de cette initiale, aperçus rapidement sur l’un des clichés.

— … Amanda racontait qu’il leur arrivait de déjeuner ensemble, pour discuter surtout d’art. Puis un jour, leur conversation a glissé sur sa grossesse. Le docteur l’a convaincue de laisser son ancien gynéco et de le choisir, lui. Il l’a alors prise en charge les quatre derniers mois de sa grossesse.

Lucie essayait de réfléchir en même temps. Stéphane Terney avait absolument voulu se rapprocher d’Amanda, et de son futur bébé. Elle poussa son raisonnement encore plus loin : Terney s’était-il volontairement rapproché d’Amanda Potier ? La surveillait-il, alors qu’elle le prenait pour son ami ? Avait-il acheté ses œuvres uniquement pour gagner sa confiance ? Lucie rebondit sur une question qui lui vint immédiatement à l’esprit.

— Savez-vous pourquoi le docteur est venu s’installer à Reims en 1986 ? Pourquoi cette maternité ? Terney avait un excellent poste à Paris, il menait beaucoup de recherches, voyageait énormément. Alors, pourquoi s’enfermer en province ?

Pierrette haussa les épaules timidement.

— Il a simplement profité d’une opportunité, je crois. Le docteur Grayet, son prédécesseur, était à trois années de sa retraite. Il a démissionné au moment où le docteur Terney posait sa candidature.

Un coup violent, dans la poitrine de Lucie.

— Démissionné, à trois ans de la retraite ? C’était prévu, cette démission ?

L’infirmière secoua la tête, lèvres serrées.

— Grayet ne nous en avait jamais parlé, et jamais nous n’aurions cru cela de lui. Mais c’était ainsi… Il voulait profiter un peu de la vie, je crois. Il a quitté l’hôpital discrètement, sans feu d’artifice.

— Comment s’appelait ce docteur, précisément ? Son prénom ?

— Robert. Robert Grayet. Mais vous ne pourrez pas l’interroger. Il est décédé suite à un Alzheimer il y a cinq ans, je suis allée à ses obsèques. C’est triste de finir comme ça.

Lucie engrangeait ces informations capitales. Était-il possible que Terney ait encouragé le départ de son prédécesseur pour le remplacer et, ainsi, se rapprocher d’Amanda Potier et devenir son médecin ? Lucie en avait presque la tête qui tournait. Cela paraissait complètement inconcevable. Et pourtant, les dates coïncidaient. Terney quitte Paris en 1986, s’installe à Reims, alors qu’Amanda est enceinte… Il prend en charge sa grossesse, pour la faire accoucher début janvier 1987. Lucie remonta encore un peu le temps. Paris, toujours en 1986. D’après l’article Wikipédia, Terney avait divorcé quelques semaines avant son départ. Peut-être un événement avait-il provoqué cette rupture… Peut-être sa première femme était-elle au courant de quelque chose en rapport avec Amanda Potier ou Robert Grayet.

Lucie mit de côté ses interrogations et reprit :

— Amanda Potier n’avait-elle aucune famille ? Personne ne venait la voir à la maternité ?

— Si, bien sûr. Ses parents sont venus de Villejuif, ils la soutenaient. Sa mère était une très belle femme, encore jeune, qui lui ressemblait beaucoup. Une future grand-mère d’une quarantaine d’années…

L’infirmière faisait tourner son index autour de sa tasse de café. Les souvenirs lui faisaient mal, mais Lucie ne lâcha pas le morceau :

— Durant son hospitalisation, comment le docteur se comportait-il avec elle ?

— Il était tout le temps là, très proche de sa patiente. Le jour comme la nuit. Il nous suppléait même dans notre travail d’infirmière. Je me rappelle des examens qu’il lui faisait faire, des prises de sang. Amanda était extrêmement fatiguée, son ventre était énorme. Je me rappelle, aussi, elle mangeait énormément. Des fruits, des biscuits, tout ce qui lui tombait sous la main.

— Le docteur et elle étaient intimes ?

Elle serra les dents.

— Pas suffisamment pour que le docteur pleure sa mort sur la table d’accouchement, en tout cas.

Lucie réfléchit, de plus en plus troublée. Elle avait désormais la certitude que Grégory Carnot n’avait jamais été un enfant comme les autres. Quelque chose, en lui, avait intéressé le médecin au plus haut point. Quelque chose qui avait peut-être contraint Terney à divorcer, déménager et construire sa vie en fonction de cet enfant. Ça défiait l’entendement.

— Parlez-moi du jour de l’accouchement à présent.

Pierrette Solène avala difficilement sa salive.

— La nuit du 4 janvier, les appareils branchés sur Amanda Potier se sont affolés. Sa tension était très forte, le cœur s’emballait. Elle était une semaine avant le terme, mais il fallait à tout prix sortir le bébé. Le docteur a immédiatement convoqué l’anesthésiste, une sage-femme et l’a menée dans une salle d’accouchement.

Sa voix tremblait désormais, l’émotion la submergeait.

— Tout s’est ensuite passé très vite, et a empiré. La patiente s’est mise à convulser, l’hémorragie s’est déclarée. Nous n’arrivions pas à la stabiliser. Le docteur a fait une césarienne. C’était… c’était horrible. Elle a bientôt perdu au moins un litre de son sang. C’était comme si le corps se vidait de toute son énergie, de manière incompréhensible.

Lucie sentit ses poils se dresser.

— Amanda Potier n’a même pas assisté à la naissance de son fils. En trente ans de carrière, je n’ai vu que trois mères mourir sur une table d’accouchement. C’était chaque fois une expérience profondément traumatisante, inhumaine, que je ne souhaite à personne.

Lucie imagina l’ambiance dans la salle d’accouchement. Le sang partout, le tracé plat de l’électro-encéphalogramme, les visages creusés. Et l’ignoble sensation d’échec.

— Et le bébé ?

Pierrette eut une grimace d’écœurement.

— En pleine forme, lui, alors que sa mère se vidait. Un bon gros bébé, bien au-dessus des normes, d’ailleurs. Un cas très rare pour une pré-éclampsie.

Elle parlait avec une grande amertume, empreinte d’un certain dégoût.

— Vous avez pu le suivre un peu, ce bébé ? demanda Lucie.

— Non. Il est parti en néonat, ce n’était plus mon job. À vrai dire, je n’ai jamais su ce qu’il était devenu. Je crois que… que je ne voulais plus en entendre parler. Sa mère était morte sous mes yeux, alors que lui, il était en pleine forme. (Elle eut une grimace.) Et avec ce que vous m’apprenez aujourd’hui… Cela me navre encore plus…

L’imagination de Lucie carburait, des images sordides se présentaient à elle. Elle ne pouvait s’empêcher de voir un bébé monstrueux, couvert de matières organiques, de sang, agitant ses membres gluants dans tous les sens en hurlant. Pierrette se frotta longuement le visage. Elle sembla hésiter, soupira, et finit par dire :

— Cette nuit-là, j’ai vu quelque chose, madame. Quelque chose dont je n’ai jamais parlé à personne. Quelque chose qui allait à l’encontre du diagnostic de la pré-éclampsie établi par le docteur.

Lucie se pencha vers l’avant. Elle se sentait au bord du gouffre, comme d’ailleurs l’infirmière, qui poursuivit lentement :

— C’était au sujet de la vascularisation du placenta.

Le placenta… Lucie songea encore au tableau dans la bibliothèque de Terney. L’infirmière peinait à lâcher des mots qui n’étaient probablement jamais sortis de sa bouche.

— Vous savez, la pré-éclampsie rend les placentas très, très pauvres en vaisseaux sanguins, c’est systématique, même dans le cas de bébés de taille normale. Quand ce bébé-là est sorti par césarienne, le docteur s’est empressé d’aspirer immédiatement le placenta resté dans le ventre maternel. La sage-femme et l’anesthésiste n’ont rien vu, l’une s’occupait du bébé, l’autre essayait tant bien que mal de stabiliser la patiente et d’y voir quelque chose à travers tout ce sang qui pissait. Mais moi je l’ai vu.