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Un silence. Lucie buvait ses paroles.

— Qu’avez-vous vu précisément ?

— Ce placenta, on aurait presque dit… un cocon d’araignée, tant il y avait de vaisseaux sanguins à sa surface. Pour tout vous dire, en trente ans de carrière, je n’avais jamais vu un placenta si irrigué. C’est pour cette raison que le bébé était gros et grand, il disposait de toutes les ressources pour se développer correctement.

Sur les nerfs, Lucie se leva brusquement.

— Deux secondes…

Elle courut vers sa voiture et revint avec l’enveloppe marron qui contenait les photos de la scène de crime. Elle en piocha une qui montrait le tableau du placenta en gros plan et la tendit à l’infirmière.

— Le placenta d’Amanda Potier ressemblait à ça ?

Pierrette acquiesça avec dégoût.

— Exactement. Il était aussi vascularisé. Mais… D’où est-ce que ça vient ?

— De chez le docteur. Il a demandé à Amanda de le lui peindre.

— Amanda aurait peint son propre placenta. Oh, mon Dieu, c’est odieux…

— Ça implique que le docteur était au courant pour ce placenta ultra-irrigué, et que cela l’intéressait au plus haut point.

L’infirmière rendit la photo à Lucie et souffla sur ses mains.

— Tout cela est si étrange. Il aurait su grâce aux échographies ?

— Je le pense.

Il y eut un silence. Chacune essayait de comprendre. Lucie désigna également le tableau du phénix, au cas où, mais l’infirmière ne voyait pas de quoi il s’agissait.

Pierrette reprit la parole :

— Vous n’allez peut-être pas me croire, mais quand… quand le docteur a découvert le placenta de sa patiente lors de l’accouchement, j’ai vu son regard briller. Comme de… de fascination. Ça a été très bref, ça n’a même pas duré une seconde, mais c’est cette sensation que j’ai eue.

Elle se frotta les avant-bras.

— Regardez, je ne vous mens pas, j’en ai les poils qui se dressent. Quand il a remarqué que je l’avais surpris, il m’a adressé le regard le plus froid qu’il m’ait été donné de connaître. Durant l’aspiration, il m’a fixée sans ouvrir la bouche. J’ai alors compris que je devais garder le silence… Et une minute plus tard, la mère était morte.

Lucie réfléchissait à toute allure. Elle se sentait profondément perturbée par les paroles de son interlocutrice. À quoi rimait cette histoire de placenta ? Que signifiait cet éclat de jouissance dans le regard de Terney, alors que sa patiente mourait sur sa table ? Avait-il sacrifié une mère, la contraignant à accoucher, pour faire naître à tout prix son bébé ?

Toujours la même question, qui revenait en boucle : pourquoi ce bébé devait-il venir au monde ? Pierrette continuait à parler d’une voix monocorde, éprouvant à présent le besoin de se vider complètement.

— On a eu un débriefing quelques heures après l’accouchement, avec le chef de l’hôpital, le docteur Terney, l’anesthésiste et la sage-femme. Un compte rendu a été établi. Officiellement, Amanda Potier était morte d’une pré-éclampsie. Terney avait tous les chiffres, les résultats d’examens, les preuves de protéinurie, de tension haute, même les statistiques de pré-éclampsie donnant des bébés correctement proportionnés. L’hôpital était hors de cause. Ses parents n’ont jamais souhaité attaquer qui que ce soit.

— Et vous, vous n’avez pas parlé du placenta ?

Pierrette secoua la tête, comme le ferait un enfant qui ne veut pas avouer sa faute.

— Qu’est-ce que ça aurait changé ? C’était ma parole contre celle du médecin. Le placenta avait été détruit. Et puis, la mère était décédée, et il n’y a pas eu d’erreur médicale. L’hémorragie s’était déclarée sans qu’on puisse agir. Je ne voulais pas compliquer les choses, ni mettre ma carrière en danger.

Elle soupira, apparemment abattue.

— Vous voulez mon sentiment, vingt-trois ans après ? La maladie qui a tué Amanda Potier ressemblait à une pré-éclampsie, on pouvait la diagnostiquer comme telle parce que certains éléments ne mentaient pas, mais ce n’en était pas une. Et je suis persuadée, aujourd’hui, que le docteur, lui, savait de quoi il s’agissait. Ce tableau monstrueux en est d’ailleurs la preuve flagrante.

Elle s’arracha du fauteuil en prenant appui sur ses mains.

— Maintenant, excusez-moi, mais je ne pense plus avoir grand-chose à vous dire. Tout ça, c’est du passé. Il est trop tard pour revenir sur de vieux fantômes. Le docteur est mort, paix à son âme…

— Il n’est jamais trop tard. C’est au contraire dans le passé que se cachent toutes les réponses.

À son tour, Lucie se leva du canapé. Son voyage n’avait pas été vain, même si les questions étaient encore plus nombreuses. En tout cas, elle était certaine d’une chose : lentement mais sûrement, le gynécologue obstétricien avait tissé une toile qui avait conduit à la naissance d’un monstre.

Même si elle avançait dans le flou le plus complet, Lucie savait que sa quête de la vérité se précisait chaque fois un peu plus. Amanda Potier, Stéphane Terney, et Robert Grayet, son prédécesseur à la Colombe, étaient morts, emportant avec eux leurs sinistres secrets. Pour Lucie, il ne restait pas trente-six solutions : il fallait encore remonter le temps, et partir à la rencontre de la première des ex-femmes de Stéphane Terney.

Celle dont il avait divorcé, juste avant son départ précipité pour Reims.

L’une des traces du passé qui, peut-être, détenait une partie de la vérité.

32

Sharko avait une idée bien précise et complètement folle en tête : comme l’avait fait Éva Louts à plus grande échelle, il allait recenser les anciens enfants gauchers de la ville de Fontainebleau. Auparavant, il était passé à la mairie et avait récolté la liste des écoles maternelles : au total, sept établissements pour les tout-petits.

Prenant son courage à deux mains, il se dirigea vers la première adresse de la liste : l’école Lampain, située à l’est de la ville. Obnubilé par ses pensées, il traversa les différents quartiers sans même regarder autour de lui. Il songeait à cette enquête tortueuse, à ces meurtres horribles, bien sûr, mais il pensait surtout à Lucie Henebelle. Avait-elle jeté un œil aux photos qu’il avait volontairement laissées en évidence près de l’ordinateur ? Était-elle toujours dans son appartement de L’Haÿ-les-Roses ou repartie chez elle ? Sa raison privilégiait la deuxième hypothèse, mais son cœur, lui, penchait sans ambages pour la première. Ces antagonismes, cette lutte entre sentiments et logique, le tiraillaient de l’intérieur, et lui faisaient si mal qu’il ne put s’empêcher de l’appeler, juste pour savoir.

Elle répondit au bout de la troisième sonnerie. Sharko comprit, au ronflement dans l’écouteur, qu’elle était également au volant. Sa déception fut immédiate.

— C’est Franck… Tu conduis, je devrais peut-être te rappeler plus tard.

— Ça va. Je t’ai mis sur haut-parleur.

Elle n’ajouta rien. Pourquoi ne parlait-elle pas ? Pourquoi ne lui demandait-elle pas où il en était dans l’enquête ?

— Tu es en route pour Lille ?

Lucie hésita, elle ne s’attendait pas à son appel. Devait-elle lui dire la vérité et prendre le risque qu’il l’empêche, par un moyen ou un autre, d’aller au bout ? Pour l’instant, elle préféra mentir, histoire de creuser sa piste davantage, tranquillement, et de s’assurer que ses déductions ne menaient pas à une impasse.

— Oui. J’ai vu ton mot, sur la table de la cuisine. Ça m’a fait mal, cette façon de me chasser de chez toi. Mais je comprends que tu m’en veuilles à ce point.