— Je ne t’en veux pas, Lucie… Je ne t’en ai jamais voulu.
Un temps. Le cœur de Sharko battait fort dans sa poitrine. Arrêté à un feu rouge, il ferma brièvement les yeux. La voix féminine retentit à nouveau dans l’écouteur.
— Je n’ai pas pu verrouiller la porte d’entrée car je n’avais pas de clé. Désolée.
Sharko réfléchit rapidement, légèrement sceptique. Quelque chose le tracassait. Se pût-il qu’elle ait aussi facilement abandonné le combat, à cause d’un simple mot sur une table ? Elle, la Lucie Henebelle qu’il connaissait ? Il essaya de la sonder :
— Pourquoi es-tu partie si tard ?
— Tu aurais dû me réveiller, ce matin. J’ai mis plusieurs minutes à réaliser où je me trouvais. Que s’est-il passé, hier soir ? Je ne me souviens plus.
— Tu t’es effondrée de fatigue. Je t’ai alors couchée sur le canapé, comme… comme je l’ai fait l’année dernière. C’est étrange, tout de même, comment les faits se reproduisent. Je… Je n’aurais jamais cru cela possible.
Les blancs entre leurs paroles étaient interminables. Sharko se sentait gêné et désarçonné. Il ne put s’empêcher de lui demander :
— J’ai un peu bossé cette nuit, et j’avais laissé l’ordinateur allumé. Tu as pu faire tes recherches sur Stéphane Terney avant de partir ?
— À quoi bon ? J’ai bien compris que c’était toi l’enquêteur, que c’était toi qui disposais de tous les moyens. Moi, là-dedans, je ne suis rien.
Sharko sentait les larmes monter. Il soupira, loin du micro : c’en était bel et bien terminé cette fois, ce fichu hasard qui les avait de nouveau fait se rejoindre n’opérait plus. Désormais, Lucie était partie loin de lui, vers ses propres ténèbres. Quelque part, il s’en sentit soulagé, même si son cœur saignait.
Le GPS lui signala qu’il était arrivé.
— Bon. Il faut que je te laisse. Je te rappellerai un jour, si je vais au bout de cette histoire. Au revoir, Lucie.
— Un truc, juste un truc : le type au pyjama…
— Il n’y est pour rien. Il est autiste, lui et Terney se fréquentaient, c’est tout. Au mauvais endroit au mauvais moment.
Il raccrocha brusquement, les mâchoires serrées, avant même qu’elle lui réponde. Il resta cinq minutes dans sa voiture, histoire de reprendre ses esprits. Sa cervelle semblait embourbée dans une marée noire, visqueuse.
Mettant ses sentiments et sa déception de côté, il se dirigea vers l’école, un beau petit bâtiment fleuri, avec une grande cour de récréation, cernée de grilles vertes. Ça sentait la jeunesse, l’innocence, le début de la vie. Le portail d’entrée était fermé à clé. Sharko se sentit à nouveau fébrile. Dès qu’il s’approchait un peu trop d’une école, le souvenir de sa propre fille Éloïse lui revenait. Il l’imaginait encore parmi les enfants, jouant avec des cubes en bois ou courant avec ses petites copines. Tout se mélangeait dans sa tête : les visages, les époques, les sentiments. Il se rappelait sa schizophrénie tenace. Ce temps où la petite Eugénie, son personnage imaginaire, venait à ses côtés pour lui parler, le rassurer mais aussi le maudire. Elle aurait probablement couru dans cette cour, grimpé aux jeux en criant et riant. Dieu merci, elle était finalement sortie de la tête de Sharko lorsqu’il avait enfin refermé le couvercle sur un deuil jamais fait.
Eugénie était ce deuil…
Dans un soupir, il sonna à l’interphone et se présenta. La directrice, Justine Brevard, le reçut dans son bureau. Une femme bien en chair, d’une cinquantaine d’années, à l’allure sympathique et qui devait inspirer confiance aux enfants. Évidemment, elle était au courant du double meurtre dans la forêt, comme n’importe quel habitant de la ville.
— C’est horrible, ce qui est arrivé à ces jeunes. Mais en quoi puis-je vous aider ?
Sharko se racla la gorge.
— Voilà… Grâce à certains éléments de l’enquête, nous avons établi un profil assez précis du meurtrier. Nous pensons qu’il est âgé aujourd’hui de vingt à trente ans, qu’il est grand, probablement costaud, qu’il habite cette ville et surtout, qu’il est gaucher. Je sais que, depuis de nombreuses années, chaque instituteur dresse des fiches de compétence pour les élèves de la petite section, je me trompe ?
— Non. Nous y notons l’équilibre, la capacité à s’exprimer, la participation en classe. Et de nombreux autres critères.
— Comme la latéralité, n’est-ce pas ? Gaucher ou droitier.
Une étincelle brasilla dans le regard de la directrice.
— C’est exact. Je vois où vous voulez en venir. Vous croyez que votre assassin est passé dans notre établissement quand il était jeune, c’est cela ? Et que ces fiches peuvent vous aider à l’identifier ?
— Dans votre établissement ou un établissement de la ville, oui. Je recherche tout simplement ce qui doit être assez rare dans une classe d’une vingtaine d’enfants : des garçons plus grands, plus costauds que les autres. Et surtout, gauchers, c’est le critère le plus sélectif. Peut-on jeter un œil à vos archives ? Les classes qui m’intéressent s’étalent, disons, entre 1985 et 1995. En espérant que vous ayez toutes ces fiches. Cela donne des adultes dont l’âge est compris entre dix-huit et trente ans.
Elle se leva.
— Je les ai, ainsi que toutes les photos de classe correspondantes. Suivez-moi…
Ils dépassèrent des classes aux portes ouvertes. Les enfants menaient leurs activités : peinture, lecture, jeux, chants. Certains d’entre eux lorgnèrent le flic avec de grands yeux de chouette. Sharko leur adressa un rapide mouvement de main, ils le lui rendirent avec un sourire.
Ils se dirigèrent vers une pièce bondée d’armoires, avec les années inscrites sur des étiquettes. La directrice ouvrit le tiroir de l’année 1985. Ses doigts parcoururent diverses pochettes de cette année-là, et sortirent celle qui était appropriée. Elle contenait de l’administratif, une photo de classe ainsi que les fameuses fiches de compétence, dont elle s’empara. Ce papier cartonné, légèrement jauni, était encore plus détaillé que prévu, les cases étaient nombreuses. De plus, dans le coin, en haut à droite, se trouvait une photo d’identité de l’enfant en question.
Justine Brevard se livra à quelques explications :
— On remplit ces fiches à chaque trimestre, afin d’évaluer la progression de l’enfant et ses aptitudes en classe. Regardez, votre case sur la latéralité est bien là. Il y a également une zone pour les remarques éventuelles que juge bon de noter l’enseignant. Notamment sur les problèmes de santé, les interdictions alimentaires, les allergies.
Elle se mouilla l’index et en un tournemain, parcourut les fiches une à une. Elle en mit une de côté.
— J’ai ici une gauchère.
— Vous pouvez l’écarter. D’après l’ADN, on sait que notre assassin est un garçon.
Elle feuilleta encore, jusqu’à atteindre la fin du paquet.
— Terminé pour l’année 1985. Je n’ai rien pour vous, hormis cette fameuse gauchère.
— Tant mieux. Moins il y en a, mieux c’est.
— Passons aux suivantes.
Sharko l’aida. Ensemble, ils rassemblèrent dans un premier temps toutes les fiches comprenant les garçons gauchers. Chaque fois, un, deux, ou dans les cas les plus rares, trois garçons maximum par classe étaient concernés, ce qui donnait une petite vingtaine de fiches pour les dix années observées.
Parmi ces fiches, Sharko scruta les visages, les corpulences, les tailles, s’aidant des photos de classe et d’identité. Il tomba sur des blonds, des bruns, des frisés, des mômes à lunettes, penauds ou sûrs d’eux, de différentes tailles, plantés au milieu de leurs camarades. Certains, frêles, petits, ne correspondaient pas à l’image que le commissaire se faisait du tueur, mais pouvaient-ils néanmoins être éliminés ? N’était-il pas possible qu’ils se soient fortement développés par la suite ? Tant d’années séparaient aujourd’hui d’hier. Face à cette réalité, le flic comprit que la tâche était plus difficile que prévu. Et puis, il n’avait aucune certitude, en définitive. Le tueur pouvait très bien habiter Fontainebleau depuis peu, et ne pas y avoir vécu dans sa jeunesse. Devant l’ampleur et le caractère hasardeux du travail, les doutes l’envahissaient. Cependant, il demanda une photocopie de toutes les fiches qu’il tenait en main, remercia la directrice et sortit de l’établissement, un peu déçu.